Les femmes du secteur informel en Côte d’Ivoire ruinées face à la Covid-19
Près de 7 femmes sur 10 ont subi une baisse de revenus en raison de la crise de la Covid-19 et des mesures de lutte décidées par le gouvernement. Pendant cinq mois, nous avons collecté des données auprès de 315 femmes exerçant dans le secteur informel dans le grand Abidjan. Dans cette enquête collaborative basée notamment sur des données brutes collectées dans neuf communes du grand Abidjan, Eburnie Today et ISTC FM lèvent le voile sur la galère de ces femmes, en dépit de la mise en place par le gouvernement du Fonds d’aide au secteur informel (FASI). Enquête !
Ce vendredi là, il est 18h47. La lueur du jour a cédé face à la nuit. Derrière son étale sur lequel trône une grande cuvette rouge pâle et dans laquelle sont posés soigneusement des poissons carpes et des poulets près à passer à la cuisson, l’on aperçoit à peine la tête d’Huguette. Chaque soir, depuis plus de 7 ans, Huguette, 47 ans, originaire de Toumodi (près de Yamoussoukro, la capitale politique), 1m60 soutenu par une corpulence généreuse, se retrouve dans cette rue non loin de la ‘’gare de Bassam’’, pour proposer ses poissons et poulets aux passants et autres noctambules de Treichville, commune située dans le sud d’Abidjan.
Avec la crise de la Covid-19 survenue en Côte d’Ivoire en mars 2020 et les mesures de restriction mises en place par le gouvernement, la presque quinquagénaire travaille beaucoup plus pour s’occuper de ses trois enfants. Au point de dire être “au bout du rouleau”, car “incapable de faire face aux dépenses quotidiennes alors que depuis le début du corona, les choses ont augmenté et les clients trouvent que c’est cher et donc ils ne viennent plus comme avant.”
En ce début de soirée d’octobre 2021, Huguette s’affaire à étaler sa marchandise. Elle ne semble pas encline à la discussion. Mais, passées les hésitations de début, elle s’ouvre : “Comme vous pouvez le voir, c’est très difficile depuis que le corona a commencé. Voici ma fille. Elle passe en classe d’examen, 3ème, mais elle n’a pas encore commencé les cours. Je ne peux pas l’inscrire. Je n’en ai pas les moyens. Seule avec trois enfants, c’est vraiment difficile. Surtout qu’en plus, il y a ma mère au village à qui il faut envoyer de l’argent souvent. Elle est malade actuellement et c’est très difficile pour nous dans la famille.”
L’histoire d’Huguette est assez emblématique. C’est celle de la majorité des femmes et jeunes filles du secteur informel que nous avons interrogées. Selon notre enquête réalisée auprès de 315 d’entre elles dans 9 communes du grand Abidjan, 9 femmes sur 10 affirment avoir été fortement impactées par la Covid-19.
Un impact direct des mesures de restriction sur les revenus
La mise en place de mesures de restriction en réponse à la crise sanitaire mondiale liée à la Covid-19 a eu d’importants effets sur les revenus des femmes ayant une activité économique informelle dans le grand Abidjan.
Le gouvernement ivoirien a pris la décision d’isoler le grand Abidjan le 29 mars 2020, en réponse à la crise sanitaire. Plus de 7 femmes interrogées sur 10 affirment qu’elles gagnaient en moyenne entre 5 000 et 15 000 FCFA par jour avant cette mesure. Seul un dixième d’entre elles affirment qu’elles gagnaient moins de 2500 FCFA.
Lorsque l’on regarde les chiffres, de la période correspondant à la mise en place de l’isolement du grand Abidjan et le durcissement du couvre-feu de 20h à 5h, on observe, entre le 29 mars et le 15 juillet 2020, une nette diminution du revenu moyen des femmes du secteur informel.
Cette période où les mesures de restriction ont été mises en place a été très dure pour les femmes interrogées lors de notre enquête. Avant la mise en place des mesures, 7 femmes interrogées sur 10 affirmaient gagner entre 5000 et plus de 15000 FCFA par jour. Pendant la période de restrictions, elles n’étaient plus qu’une sur 10 à gagner autant.
Le sociologue Konaté Fona, observateur sur les questions de genre, nous explique ce véritable basculement du niveau de revenu: “Ces données prouvent une chose importante que la plupart des gens savent mais sans preuve, c’est que ces femmes vivent au jour le jour et surtout qu’elles travaillent non stop 7 jours sur 7. Un seul jour de repos constitue une perte pour elle. C’est une pression incroyable dont on ne parle pas assez à mon avis”, s’alarme-t-il.
La majorité des femmes interrogées se trouvait dans la fourchette de bénéfice de 5 000 à plus de 15 000 avant la crise. Elles sont désormais majoritaires, un peu plus de 6 femmes sur 10 ont déclaré gagner entre 0 et 2 500 FCFA. L’autre indicateur de la dureté de cette période pour ces femmes est que 15% d’entre elles affirment n’avoir fait aucun bénéfice pendant la période de restrictions.
Ces chiffres sont clairs comme le montre le graphique ci-dessous. Les mesures de restriction liées à la covid-19 en particulier, le couvre-feu et l’ isolement du grand Abidjan ont eu un impact négatif important sur l’activité et le revenu de ces femmes.
Elles sont presque 7 sur 10 à avoir subi une baisse de revenus et presque un quart à avoir cessé partiellement leur activité avec les conséquences en termes d’absence de revenus que cela suppose.
Difficile reprise malgré la mise en place du FASI
Conscient de l’impact de la situation sanitaire, le gouvernement a mis en place le Fonds d’Aide au Secteur Informel (FASI) pour faire face aux effets de la pandémie. Selon ce rapport d’activité de la période du 14 mai au 22 juin 2020 du FASI, “[…] ce secteur [informel][…] est un maillon important de notre économie en termes de contribution à l’emploi (88,4%) et à la formation du Produit Intérieur Brut (35-40%)”. C’est pourquoi, dans son discours de lancement du FASI doté de 100 milliards de FCFA, en tant que Secrétaire d’État auprès du ministre de la femme, de la famille et de l’enfant, chargée de l’autonomisation des femmes, l’actuel Ministre de la solidarité et de la lutte contre la pauvreté, Myss Belmonde Dago a indiqué que “le FASI est un volet important de la réponse du gouvernement à cette crise”.
Cependant, malgré la mise en place de ce dispositif, la situation tarde à revenir à la normale. Puisque, comme l’on a pu le voir sur le graphique précédent, un quart des femmes interrogées gagnaient entre 0 et 5000 FCFA par jour avant la crise et les mesures de restriction. Cette proportion a pratiquement doublé pendant la crise pour atteindre plus d’une femme sur 2 Alors qu’avant la crise, les trois quarts des femmes interrogées gagnaient entre 5000 et plus de 15000 FCFA.
“FASI ? C’est quoi oh ! ” ou le symbole de la non-communication
Le dispositif mis en place par le gouvernement pour promouvoir le Fonds d’Aide au Secteur Informel (FASI) ne semble pas avoir eu l’effet escompté.
En effet, près de 6 femmes interrogées sur 10 interrogées n’ont jamais entendu parler du FASI et parmi celles qui disent en avoir entendu parler, plus de 7 sur 10 en ont entendu parler uniquement de bouche à oreille, c’est-à-dire au travers de conversations au marché, dans le quartier ou entre voisins de cour.
En cause, l’accès à l’information sur l’existence de cette aide. “FASI ? c’est quoi oh ? Moi je n’ai rien entendu à la télé ni à la radio. Ce sont des femmes qui parlaient de ça au marché. Donc je n’ai pas trop prêté attention à ça. Ce sont des rumeurs.” Cette déclaration de Anne-Marie, vendeuse d’articles divers dans un magasin au marché de Grand-Bassam, résume bien le manque de communication autour de cette aide de l’Etat.
Des chiffres qui illustrent bien le manque de communication autour de ce fonds d’aide.
Une affaire d’ivoirien uniquement ?
À la gare de wôrô-wôrô* de Treichville non loin de la gare de Bassam, Mouna, 31 ans, né en Côte d’Ivoire mais d’origine sénégalaise, régale chauffeurs et passagers avec ses plats de Tchep*, commerce de sa mère dont elle a pris la relève depuis maintenant deux ans. Elle qui a fait des études secondaires jusqu’en classe de 4ème et qui a dû se résoudre à devenir commerçante comme sa mère, digère assez mal la façon dont “cette affaire de fonds covid-19” a été gérée.
Vendeuse dans ce quartier très commerçant, qui grouille de monde à longueur de journée, elle a du mal à comprendre “comment est-ce possible qu’on n’ait jamais entendu parler de ce fonds ? Nous on est ici à la gare, tout le monde nous voit ici, mais on n’a jamais vu quelqu’un venir ici nous parler d’une telle aide.” Pour elle, soit il y a une volonté manifeste de ne pas “nous donner l’aide” soit “on n’est pas parmi la cible concernée par cette aide”. Car, poursuit-elle, “il est impossible de ne pas nous voir. On est au cœur de Treichville et ici, tout Treichville et les gens d’autres communes comme Cocody, Yopougon, passent par ici à longueur de journée. C’est impossible de ne pas nous voir. La seule explication, c’est qu’on n’est pas concerné. Et si c’est le cas, on aimerait bien savoir pourquoi on n’est pas concerné puisqu’on est commerçant aussi, on paie les taxes de la mairie pour vendre ici.”
Cette dernière phrase de Mouna fait écho à un autre témoignage, celui d’une autre femme à Bingerville qui préfère ne pas être citée. “On nous a dit que ce sont seulement les ivoiriens qui sont concernés. Moi je suis burkinabé. Donc je n’ai pas été prise en compte. Les gens de l’Etat qui sont venus ici n’ont pas pris mon nom alors qu’on a tous perdu beaucoup dans cette affaire de corona. »
Des obstacles à l’accès au fonds
Sur la plateforme d’enregistrement du FASI, il n’y a pas de champ lié à la nationalité à renseigner. Mais ces témoignages soulèvent énormément d’interrogations. D’autant plus qu’il existe des obstacles à l’accès à ce fonds. Dans son discours de lancement du fonds, Myss Belmonde Dogo, ministre de la solidarité et de la lutte contre la pauvreté a déclaré à plusieurs femmes réunies pour l’occasion “dites à vos sœurs, que même avec un ticket de marché, on peut bénéficier du FASI. Il suffit de s’inscrire sur la plateforme du FASI”.
La réalité est plus complexe que cela. Au-delà du fait que plus de 7 femmes sur 10 interrogées dans cette enquête sont non scolarisées ou ont seulement le niveau d’école primaire, l’inscription sur la plateforme comporte des champs obligatoires comme par exemple l’obligation de renseigner le numéro d’une pièce d’identité (capture ci-dessus). Or, près de la moitié des femmes interrogées affirment ne pas avoir de pièce d’identité ou ne pas l’avoir avec elles régulièrement.
Une situation qui a empêché certaines femmes de faire les démarches, comme dame Koua, restauratrice à Marcory qui a égaré la sienne. “En tout cas, des agents sont venus ici pour faire un recensement pour avoir l’argent du gouvernement. Ils ont demandé une pièce d’identité. Franchement, je n’en ai pas. Je ne sais pas où se trouve mon extrait de naissance. Et depuis que j’ai perdu ma carte nationale d’identité, je suis une sans-papier. C’est pourquoi ils n’ont pas pris mon nom aussi.” . Car, sans le numéro de la pièce d’identité, il est impossible de renseigner tous les champs sur la plateforme du FASI et de s’inscrire pour bénéficier de l’aide.
“Le choix même de dire qu’il faut s’enregistrer en ligne est discutable. On connaît la réalité du terrain et on sait que la majorité des femmes du secteur informel se débrouillent. Elles ne savent pas lire, encore moins utiliser un ordinateur. Comment voulez-vous que ça marche, sans un vrai système où des agents sont déployés massivement sur le terrain. C’était couru d’avance, c’est un échec planifié” tranche Dr Léakpo, consultant en stratégie de développement.
Répartition du fonds entre les femmes et les hommes
Le secrétariat exécutif du FASI a publié un rapport chaque mois entre mai 2020 et novembre 2021. L’analyse des rapports et des listes des bénéficiaires du fonds ne permet malheureusement pas de rendre compte fidèlement de la répartition femme-homme. Cette situation est due au fait que la répartition par genre n’est pas indiquée dans tous les rapports publiés par le FASI et sur certaines listes de bénéficiaires, leur genre n’est pas mentionné. Le graphique ci-dessous portant sur 95 342 bénéficiaires, s’appuie sur les données du FASI disponibles en ligne et exploitables.
Une statistique qui prouve encore une fois que les femmes sont en majorité dans ce secteur d’activité caractérisé par sa vulnérabilité.
Les autorités sans réactions
Nos données, collectées auprès de 315 femmes dans 9 communes sur les 21 qui composent le grand Abidjan, montrent que les femmes de la capitale ivoirienne n’ont pas vraiment accès à l’information. Aussi, sur 315 interrogées, seules 4 ont répondu avoir reçu le fonds d’aide, et ce avec des sommes perçues très variables. Alors que l’une des quatre femmes indique avoir reçu 200 000 FCFA, les autres n’ont reçu qu’entre 20 000 et 70 000 FCFA.
Qu’est-ce qui justifie cette différence d’aide reçue ? Comment les demandes sont-elles traitées ? Pourquoi certaines femmes bien qu’ayant été enregistré n’ont-elles jamais reçu ? Les agents recenseurs étaient-ils des fonctionnaires de l’Etat où des agents contractuels ? Comment ont-ils été déployés sur le terrain et pendant combien de temps ? Est-il vrai que les personnes non ivoiriennes ne sont pas concernées ? Autant de questions et davantage encore pour lesquelles l’on a sollicité les responsables du FASI.
Nous avons décidé de faire réagir les responsables du FASI face à ces chiffres et les témoignages de ces femmes qui se battent au quotidien pour survivre et qui ont, pour la plupart,des familles et des enfants à charge.
Une personne qui travaille dans la gestion du FASI a décliné notre demande d’information sur son fonctionnement : “Je ne suis pas habilité à vous donner une interview ou à répondre à des questions concernant le FASI […]. Il y a deux personnes qui peuvent le faire, le président du fonds ou le secrétaire exécutif du fonds. Je vous conseille de contacter le secrétaire exécutif parce que c’est lui qui gère de façon technique et opérationnelle le fonds.”
Le secrétaire exécutif du FASI n’est autre que Bamba Salimou, directeur général de l’Agence Côte d’Ivoire PME.” Après plusieurs tentatives de contact par téléphone, et une demande par courrier, l’agence dirigée par le secrétaire exécutif a décliné toute responsabilité de gestion du FASI et nous a renvoyé vers l’Agence Emploi Jeune. Le courrier adressé à l’administrateur de cette dernière reste à ce jour sans réponse.
Par Aïssatou Fofana, Bakary Traoré (Eburnie Today) et Ismaël Angoh (ISTC FM), avec l’assistance de Satou Koffi et Marianne Bouchart.
Initiative soutenue par Medialab Pour Elles, un projet CFI – Agence française de développement médias, avec le soutien de Marianne Bouchart (HEI-DA).