La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a rendu une décision très attendue sur la commission électorale indépendante en Côte d’Ivoire. Pouvoir et opposition sont convaincus que la décision rendue est une victoire pour l’un sur l’autre. Explication !
La réaction du gouvernement ivoirien après la publication de l’Arrêt de CADHP est arrivée via un communiqué signé du porte-parole du gouvernement. Ayant rappelé les différents points de la requête jugée par la Cour, le communiqué conclure que la Cour a « débouté » les requérants.
Du côté de l’opposition, c’est tout un son de cloche. En effet, dans une déclaration, George Armand Ouégnin, président du parti Ensemble pour la Démocratie et la Souveraineté (EDS) se réjouit de l’Arrêt de la CADHP en ces termes « aujourd’hui 15 juillet 2020, la CADHP vient à travers un arrêt de démontrer que nous avons eu raison depuis le début de réclamer une CEI consensuelle et impartiale qui puisse être le symbole de la confiance retrouvée entre les acteurs de la scène politique Ivoirienne ».
Quant à Henri Konan Bédié dont le parti, le PDCI-RDA, est à l’origine de cette requête auprès de la Cour Africaine, il a déclaré lors d’un conseil politique ce jeudi 16 Juillet que « ce résultat me réjouit ». Avant d’adjoindre à ses équipes « je vous prie de procéder monsieur le secrétaire exécutif à l’analyse de l’arrêt rendu afin que le Parti sache à quoi s’en tenir dans les prochains jours jusqu’au 31 octobre ».
Mais que dit l’arrêt de la CADHP justement
Suy Bi Gohoré Emile et autres contre République de Côte d’Ivoire ont saisi la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples pour faire « constater que les instruments pertinents des droits de l’homme ont été violés, d’ordonner à l’État défendeur [la Côte d’Ivoire, Ndlr]de modifier, avant toute élection, la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la CEI, pour la rendre conforme aux instruments des droits de l’homme concernés et d’impartir à l’État défendeur un délai pour exécuter l’ordonnance ci-dessus et faire rapport à la Cour de son exécution».
Les requérants déboutés sur tous les points de leur requête
Dans leur requête, M. Suy Bi Gohoré Emile et autres reprochent à l’Etat de Côte d’Ivoire d’avoir « violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial ». Pour cette première partie de la requête, la décision de la Cour ne souffre d’aucune ambigüité. Selon elle, « les Requérants n’ont pas établi que l’organe électoral créé par l’État défendeur est composé de membres qui ne sont ni indépendants ni impartiaux… L’examen du processus de réforme n’a révélé rien de tel ». Autrement dit, les juges du tribunal basé dans la capitale Tanzanienne estiment que la commission électorale ivoirienne est indépendante et impartiale au vu de la loi.
Sur la deuxième partie de la requête concernant l’incapacité de l’Etat de Côte d’Ivoire à protéger le droit des citoyens de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, l’Arrêt de la Cour indique que « les Requérants n’ont pas démontré comment la non-inscription des candidats indépendants sur la liste des entités susceptibles de proposer des membres à l’organe électoral conformément à la loi attaquée a affecté leur droit de participer librement à la direction des affaires publiques et de jouir d’un égal accès à la fonction publique du pays ».
Concernant la saisine pour la violation de « la protection du droit à une égale protection de la loi », les juges de la CADHP soulinent aussi que « les Requérants n’ont pas fait la preuve d’un avantage déloyal dont bénéficieraient certains candidats et a déclaré, en conséquence, qu’il n’y a pas violation, au détriment des candidats indépendants ou de tout autre candidat, du droit à une égale protection de la loi garanti par les articles 10(3) de la CADEG, 3(2) de la Charte et 26 du Pacte international relatif aux droit civils et politiques ».
Enfin sur le respect de son engagement à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans un litige où il est en cause et à en assurer l’exécution dans le délai fixé par la Cour. Les juges du tribunal d’Arusha notent « les différents efforts entrepris par l’État défendeur pour se conformer à son arrêt du 18 novembre 2016 et en assurer l’exécution, dont notamment sa requête du 4 mars 2017 aux fins d’interprétation de l’arrêt de la Cour et sa recherche d’une solution consensuelle pour réformer l’organe électoral par l’adoption de la loi n° 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la CEI ».
Pour eux, l’Etat de Côte d’Ivoire n’est pas dans une posture de refus de se conformer aux injonctions de la Cour. Et ils poursuivent « En ce qui concerne l’obligation d’exécuter l’arrêt dans le délai imparti, la Cour a noté que la procédure d’interprétation de l’arrêt antérieur de la Cour peut contribuer à expliquer le retard initial dans l’exécution dudit arrêt ». Ils en tirent comme conséquence que « l’État défendeur n’avait pas violé son obligation d’exécuter l’arrêt qu’elle a rendu, telle que prévue par l’article 30 du Protocole ».
Pour les juges de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, dans cette affaire, « les Requérants n’ont pas suffisamment démontré que la loi contestée sur l’organe électoral ne répondait pas aux normes prévues par les instruments pertinents relatifs aux droits de l’homme auxquels l’État défendeur est partie ». Il est difficile de faire plus clair. Pourtant, au lendemain de la publication de la décision de la CADHP, une certaine confusion règne à Abidjan.
Des motifs de satisfaction pour l’opposition ivoirienne malgré tout
Si l’Arrêt a créé une confusion à Abidjan au point que pouvoir et opposition crient à la victoire, c’est parce qu’il y a, au fond, une part pour chacun dans cette décision. La Cour a statué sur des points qui n’étaient pas directement soulevés par les requérants.
En effet, Si la Cour estime que les requérants n’ont pas établi que les la nouvelle l’organe électoral, la CEI n’est ni indépendante ni impartiale, elle note cependant un « …déséquilibre manifeste des présidences des commissions électorales locales… ». Ce déséquilibre s’explique par le fait que les présidents des bureaux locaux de la CEI ont été mise en place sous la précédente loi [loi n° 2014-335 du 18 juin 2014]. Or sous cette loi, l’organe électoral aux niveaux locaux était encore déséquilibré en faveur du Gouvernement.
Ce qui fait dire aux juges dans leur Arrêt que l’Etat de Côte d’Ivoire « n’a pas pleinement respecté les articles 17 de la Charte africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance (la CADEG) et 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et, par conséquent, a violé ces dispositions ». De ce fait, elle « a ordonné à l’État défendeur de prendre les mesures nécessaires pour garantir que de nouvelles élections du Bureau fondées sur la nouvelle composition de l’organe électoral soient organisées aux niveaux locaux ».
De même, la Cour note dans son Arrêt que le pays « n’a pas pleinement non seulement rempli les obligations qui lui incombent de garantir la confiance du public et la transparence dans la gestion des affaires publiques ainsi que la participation effective des citoyens dans les processus démocratiques telles que prescrites par les articles 3(7), 3(8) et 13 de la CADEG, mais aussi son obligation de veiller à ce que l’organe électoral jouisse de la confiance des acteurs et protagonistes de la vie politique, comme le prescrit l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie. La Cour en a conclu que l’Etat défendeur a violé ces dispositions ».
Par conséquent, « elle a ordonné à l’Etat défendeur de prendre les mesures nécessaires pour garantir que de nouvelles élections du Bureau fondées sur la nouvelle composition de l’organe électoral soient organisées aux niveaux locaux ». Ainsi que « de prendre les mesures nécessaires avant toute élection pour garantir que le processus de nomination des membres de l’organe électoral proposés par les partis politiques, notamment les partis d’opposition, ainsi que les OSC [Organisations de la société civile, Ndlr], soit piloté par ces entités sur la base de critères prédéterminés avec le pouvoir de s’organiser, de se consulter, de tenir des élections, si nécessaire, et de présenter les candidats nominés appropriés ».
Dans un souci de suivi de la mise en œuvre de ces ordonnances, la CADHP ordonne à l’Etat de Côte d’Ivoire « de lui faire rapport des mesures prises relativement aux deux mesures ci-dessus dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, et ultérieurement, tous les six (6) mois, jusqu’à ce qu’elle considère que ces ordonnances ont été pleinement exécutées ».
Un délai de trois mois qui pose question
Ce délai de trois mois accordé par la Cour est « assez curieux d’autant que la date de l’élection est proche. En effet, quand on fait le décompte, dans trois mois, l’on sera le 15 octobre 2020, soit 15 jours avant le 1er tour de l’élection présidentielle ». Si à l’échéance de ce délai de 3 mois les nouvelles élections pour les CEI ne sont pas organisées, que pourrait faire la CADHP ? interroge un observateur politique.
Au vue des réactions du pouvoir et de l’opposition face à cette décision, on peut dire que chacun voit midi à sa porte.
Traore Bakary
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