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Convention obscure pour une forêt en ruine à Monogaga

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Le gouvernement ivoirien dit faire de la restauration du couvert forestier l’une de ses priorités. C’est la raison pour laquelle il milite en faveur de la mise en œuvre de la Stratégie de Préservation, de Réhabilitation et d’Extension des Forêts. Cette stratégie ou politique nationale a été adoptée en Conseil des Ministres le mercredi 23 mai 2018. Dans cet objectif de sauver la forêt ivoirienne, le secteur privé est censé jouer un rôle important au niveau de la mobilisation des ressources et l’investissement direct. C’est cette approche que le gouvernement a décidé d’adopter dans le cadre de la restauration de la forêt classée de Monogaga. La convention signée avec la Roots Wild Fondation officiellement le 10 juin 2024 pour sauver cette aire protégée est en train de devenir un moyen d’enrichissement personnel, de promouvoir la dépravation des mœurs et de mépris pour les communautés locales.

L’affaire des nudistes de la forêt classée de Monogaga qui implique le décès dissimulé d’un touriste allemand cache un scandale plus gros qui remonte au sommet de l’Etat. C’est un micmac financier mêlant atteintes aux bonnes mœurs, mépris, abus, intimidation et répression des populations autochtones. L’affaire que nous baptisons « la convention obscure de Monogaga » implique des ministères, des chefs traditionnels locaux et un opérateur économique jusque-là inconnu au panthéon des homme d’affaire libanais, Bilal Hallal.

C’est bien cet homme qui s’est vu confié la reforestation (restauration) de près de 40.000 ha de terre représentant la forêt classée de Monogaga. Cette forêt est un espace qui représente l’histoire, la culture et la spiritualité du peuple Winnin (groupe ethnique Krou). Ce contrat a été obtenu sans appel d’offre pour un montant de 20 milliards de FCFA et sur la base d’une convention introuvable…ou plutôt volontairement cachée.

La forêt classée de Monogaga n’existe effectivement que de nom. Elle est littéralement en ruine. « Le drame, c’est la forêt classée de Monogaga que tout le monde croit exister or il n’y a absolument plus rien », a déploré en 2016 André Dacoury-Tabley, alors ministre des Eaux et Forêts. Il a dénoncé une forêt « infiltrée et exploitée par les populations » sans toutefois se soucier des peuples auxquels cette forêt a été prise. Cette attitude semble être propre aux locataires de ce ministère puisque dans sa politique, l’actuel ministre des Eaux et Forêts, Tchagba Laurent, semble oublier le peuple Winnin a qui cette forêt a été ‘arrachée’ depuis 1973.

Omerta autour d’une convention

Il n’y a pas qu’un seul cadavre dans les tiroirs de la Roots Wild Foundation. Un autre secret plus important et qu’on croyait bien cacher a été déniché par nos équipes. Souvenez-vous que c’est en grand pompe que le 10 février 2024 à San Pédro, le ministre des Eaux et Forêts, Tchagba Laurent et le ministre du Tourisme et des Loisirs, Siandou Fofana, avaient procédé au lancement des activités d’un projet d’aménagement de la forêt classée de Monogaga. La fondation de Bilal Hallal a été choisie pour conduire le projet.

La Roots Wild Foundation sur son site indique que sa « mission est de lutter contre la déforestation, de promouvoir le reboisement, d’encourager la réintroduction des espèces fauniques, de les protéger et de préserver leur habitat naturel ». « En outre, nous nous engageons également dans la protection des parcs et réserves, ainsi que dans la création et la gestion de projets écotouristiques diversifiés. La déforestation est l’un des problèmes les plus pressants auquel notre planète est confrontée » détaille la fondation.

Signature de la convention entre les ministères et Bilal Hallal

Avec une mission aussi importante, le curieux d’un jour doit certainement se dire que la Roots Wild Foundation est une organisation avec une solide expérience dans la sauvegarde des aires protégées. Erreur ! La fondation est née en 2022 et son président n’a que pour seule expérience – au moment de la création de la fondation – une présence revendiquée d’un an au sein de l’institution African Parks. Il a donc fallu à peine un an à Bilal Hallal pour dénicher ce si grand projet chiffré à 20 milliards de FCFA d’investissements ! Un peu trop gros pour passer inaperçu…

« Nous n’avons jamais eu aucun écho d’appel d’offre et je ne pense pas que cette concession accordée à Monsieur Bilal Hallal ait fait l’objet d’un appel d’offre parce que les ressortissants Winnin sont aussi à même de prétendre faire un plan d’aménagement. On peut être une structure, compétir pour un appel d’offre en faisant venir des spécialistes pour nous accompagner sur l’aménagement des forêts dans lesquelles vivent nos parents » explique Vincent Djiropo, gestionnaire de patrimoine et membre de la communauté Winnin.

Et comme on pouvait l’imaginer, ce fut effectivement sans appel d’offre que la Roots Wild Foundation a obtenue la concession comme le confirme Bilal Hallal lui-même. « La concession de la forêt classée de Monogaga à la Roots Wild Foundation s’est faite conformément aux dispositions de la loi portant code forestier (article 56) et ses textes subséquents notamment le décret N° 2021-437 du 8 septembre 2021 fixant le cadre général de la gestion des forêts classées du domaine forestier prive de l’Etat au régime de la concession » écrit-il. Voilà comment les autorités ivoiriennes livrent 39.828 hectares des terres de la Côte d’Ivoire à un opérateur privé sans consulter les populations autochtones.

« Aucun avis n’a été demandé, aucune enquête commodo et incommodo n’a été faite. Aucune consultation large, préalable n’a été faite pour un avant-projet qui serait présenté aux populations, parce que pour faire un projet, il faut un avant-projet. Et cet avant-projet, quand on veut placer une forêt dans le type agroforesterie, ça fait l’objet d’un avant-projet pour voir la faisabilité de la chose. Et puis, comme il a été souligné, avec des avis, des enquêtes commodo et incommodo, une étude d’impact socio-environnemental et économique est réalisée. Rien de tout ceci n’a été fait. Un plan d’aménagement a été annoncé sans tous ces préalables, ce qui a mis les peuples autochtones devant un fait accompli » s’insurge Vincent Djiropo, membre de la communauté Winnin.

Page de garde et signature des ministres

Les populations Winnin n’ont été à priori utiles que pour prendre part à la cérémonie de lancement dudit projet, le 10 février 2024 à San Pedro comme des marionnettes. « Nous voulons être informés pour voir quel est notre sort dans cette forêt et nous sommes contre l’opacité autour de cette convention. Lorsque vous n’êtes pas associés à un projet alors que les règles de droit recommandent que les peuples soient associés à tous projet qui s’exécute sur leur territoire vous vous sentez mépriser. Oui nous nous sentons mépriser » s’indigne Jean Djiguini, secrétaire général du caton Winnin.

Un mépris qui réveille de vieux démons…

Ce mépris réveille au sein des autochtones Winnin de très mauvais souvenirs. Alors que leurs ancêtres vivaient sur ces terres depuis près de 6 siècles, l’Etat en 1973 a décidé de classer la forêt de Monogaga. Les conséquences sur cette communauté sont inhumaines.

« Du fait que la forêt soit classée depuis 1973, notre communauté autochtone est laissée pour compte parce que dans une forêt classée, avec des habitants dans ladite forêt, l’État de Côte d’Ivoire considère qu’aucune infrastructure de base ne doit être réalisée dans une forêt dite classée. Donc, les villages de notre communauté sont laissés pour compte depuis cette date-là » indique Vincent Djiropo, membre de la communauté Winnin.

Notre équipe a pu constater qu’il n’y a ni électricité, ni système d’adduction d’eau moderne, ni infrastructure de base (centre de santé, école, sanitaire publique, centre socio-culturel…) au sein de cette communauté. Tous les engagements régaliens de l’Etat envers le peuple Winnin ont été oublié depuis 1973. C’est donc une précarité sans pareil qui dure depuis une cinquantaine d’années.

L’espoir affiché lors de la cérémonie de lancement a laissé place au doute (Photo DR)

Le projet de reforestation, source d’espoir et de changement a viré très vite dans l’esprit de la communauté Winnin à l’inquiétude ; celle de demeurer dans cette précarité, voire se faire expulser de leurs villages au regard du mépris dont ils font l’objet. Le ministre des Eaux et Forêts, pour les rassurer leur fera une promesse.

« Ils ont promis – selon le ministre le jour du lancement – qu’il nous donneront nos enclaves. Des enclaves doivent être données à chaque village et vous serez libre de faire tout ce que vous voulez dans vos enclaves et vous bénéficierez d’infrastructure adéquates ont-ils promis » affirme Alfred Stéphane Bodou avant d’indiquer qu’il pense qu’avec « le plan d’aménagement, les populations doivent au finish signer pour l’approuver avant son exécution ». La convention ne porte nulle part la signature d’un représentant de la communauté.

Pour avoir été déjà mordu par le serpent en 1973, les cadres Winnin refusent de s’en tenir à une promesse verbale du ver de terre. Ils veulent un document écrit qui engage l’Etat de Côte d’Ivoire à respecter ses engagements vis-à-vis des peuples autochtones. Mobilisés et réunis au sein d’un comité scientifique, ils veulent connaitre le contenu de la convention pour avoir le cœur net.

« C’est dans cette logique que nous avons demandé, à la fois aux ministres des Eaux et Forêts, du tourisme et à la Roots Wild Foundation de nous donner accès à cette convention pour que nous puissions savoir de quoi il s’agit exactement, quels en sont les termes et quelles sont les dispositions prises vis-à-vis des populations autochtones Winnin » relate Vincent Djiropo, gestionnaire de patrimoine et membre de la communauté Winnin. Malgré cette requête, aucun retour n’a été fait aux locaux, aucune volonté affichée de rendre accessible le contenu de cette convention. Des ministères concernés à la CAIDP en passant par la Roots Wild Foundation, aucune réaction.

Dans cet état d’ignorance, les populations locales se sentent abuser par Bilal Hallal et sa fondation. L’opérateur économique semble subitement être devenu le maître des terres du peuple Winnin. Que se passe-t-il vraiment ?

« Pour construire une maison dans notre village, nous devons avoir l’autorisation de Monsieur Bilal Hallal et ça, c’est depuis 2024. Alors que les maisons, nous les construisons dans nos villages, depuis nos ancêtres. Monsieur Bilal déclare qu’il a l’autorité pour nous interdire de construire des maisons dans nos villages. C’est ahurissant ! C’est incroyable ! Il faut que le monde entier le sache, il faut que la Côte d’Ivoire entière le sache pour que ce que les Winnin sont en train de vivre s’arrête maintenant et ne puisse pas se répéter ailleurs » martèle Vincent Djiropo membre de la communauté Winnin.

Pour faire la lumière sur ces pratiques, nous avons réussi à dénicher la convention. Dans le document que nous avons parcouru, il n’est mentionné nulle part que des enclaves seraient données aux villages. Le président de la Roots Wild Foundation l’avoue sans sourciller.

« Non, la convention ne mentionne pas d’enclaves. La convention est un document contractuel entre l’Etat et la fondation. Toutefois, cette convention mentionne la prise en compte des intérêts des populations riveraines et infiltrées. Ce qui se fait dans le plan d’aménagement de ladite forêt en cours d’élaboration ». Les promesses du ministre des Eaux et Forêt étaient donc du pipeau !

Au-delà, la convention donne le droit à la fondation de bénéficier des revenus et droits liés au crédit carbone. La question n’a jamais été évoquée avec les populations autochtones par les autorités. Pourtant les communautés locales doivent en bénéficier également conformément aux textes nationaux et internationaux sur la gestion et la répartition des crédits carbone. Une fois de plus, les communautés locales ont été volontairement mise dans l’ignorance.

A lire sur le crédit carbone et les communautés 1, 2, 3

Autre curiosité, la convention ne fait aucunement mention des 20 milliards de F CFA d’investissement comme annoncé dans la presse (ici et ici) dans la mise en œuvre de ce projet. Le document fait plutôt mention d’obligation financière du concessionnaire estimé à 39.828.000 de F CFA au titre de caution, pour toute la durée du plan d’aménagement, et une redevance financière de 300 F CFA par ha par an sur une durée de 99 ans.

Facsim de la convention page 12

En ce qui concerne les deux représentants des populations autochtones que la convention inscrit dans le comité technique de suivi et de contrôle du projet, ils restent à ce jour inconnus. Aucun membre de la communauté Winnin ne siège jusqu’à ce jour.

Facsim de la convention page 13

Contrairement aux fausses informations et rumeurs ventilées sur une prétendue opposition de la communauté Winnin au projet de restauration de la forêt classée de Monogaga, les fils des villages autochtones approuvent le projet. Ce qu’ils demandent, c’est la fin du mépris pour les populations locales, la prise en compte de leurs besoins et des changements profonds dans la convention.

Le peuple Winnin veut que ses droits soient respectés et qu’un esprit de bonne gouvernance puisse prévaloir autour du projet. Les populations doivent être informées, consultées et pleinement impliquées dans la reformulation de la convention et l’exécution du projet.

Alain Ahimou, Ebony T. Christian & Anderson Diédri

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