L'actualité ivoirienne sans coloration politique

Côte d’Ivoire : la digitalisation des transactions dans le secteur cacao se heurte à des réalités tenaces

En côte d’Ivoire, le secteur cacao est en cours de transformation. Cette vague transformationnelle arrive aussi avec son lot de défis qui, même s’ils ne sont pas insurmontables, bouleversent un cadre établi, des habitudes encrées depuis des décennies. Rendant ainsi le chemin vers le changement plus ardu.

Le cacao est pour la Côte d’Ivoire ce qu’est le pétrole pour l’Arabie Saoudite ou encore le secteur du luxe dans l’économie française. Selon les chiffres du gouvernement, le cacao, c’est près 40% de la production mondiale, 14% du PIB, 6 millions de personnes dont 1,2 millions de petit.es agricultrices.teurs, tirant directement leur moyen de subsistance de la filière et surtout, 50% des recettes d’exportation du pays. En plus d’être le premier producteur mondial de fève de cacao, le pays est depuis 2025, le premier transformateur de cacao avec 15% de capacité de broyage. Il s’agit donc d’un secteur hautement vital pour l’économie ivoirienne.

Ces dernières années, plusieurs initiatives visant à rendre effective le paiement de prime au productrices et producteurs ont été mises en place. L’une des plus emblématiques et innovantes est l’idée de procéder au paiement des primes de certification via les services de paiement mobile ou mobile money. L’objectif étant de pouvoir faire la traçabilité du paiement pour s’assurer que les productrices et les producteurs reçoivent effectivement les primes qui leur sont dues.

Par ailleurs, dans le cadre de la mise en place du système national de traçabilité du café-cacao, le Conseil du café-cacao (gendarme de la filière) a mis en place un système de transaction financière avec comme outil principal, une carte visa pour chaque producteur.

Au moment où tout ceci se met en place et dans un contexte où ce processus semble irréversible, il apparait indispensable d’en comprendre les réalités sur le terrain et son impact potentiel. Si nul ne doute de la pertinence des arguments mis en avant notamment l’idée qu’il s’agit d’un gage de transparence dans une filière hautement opaque, il n’en demeure pas moins que ces initiatives soulèvent des questions importantes.

Par exemple, les plus de 1,2 millions de productrices.teurs de cacao concerné.es directement par cette situation sont-ils favorables à se faire payer par des moyens électroniques ? qui supportera les frais de transaction ? Le fait de ne plus avoir à circuler avec des sommes importantes en cash améliore-t-il réellement la sécurité ? Pour qui exactement ? nous sommes allés à la rencontre des premiers concernés – les agricultrices-teurs et les coopératives.

On pourrait être tenté de dire que si les coopératives sont des regroupements de producteurs en association, il ne devrait pas exister d’écart entre agricultrice-teurs et coopérative face à un sujet. Mais dans les faits, les choses sont beaucoup moins évidentes. Il y a d’abord une différence de perception de la digitalisation des transactions. Et, une crise de confiance partagée entre coopératives et agricultrices-teurs, mais avec des arguments différents.

Réticence des agricultrices-teurs vs accord des coopératives

La majorité des agricultrices-teurs ayant répondu au questionnaire est réticente au moyen de paiement digital. Sur 105 répondants, 93 préfèrent un paiement en espèce contre seulement 12 qui se disent favorables à une transaction par un moyen digital et 0 personne pour la banque.

Figure 1: Graphique réalisé par l’auteur sur la base des données collectées sur le terrain, novembre 2024 et février 2025

Les raisons de ce rejet sont multiples. L’on note essentiellement que les productrices et producteurs ne voient que les risques et les difficultés de ce moyen de paiement. L’un des éléments les plus fréquents dans les propos fait référence à un manque de confiance.

« Votre affaire de Orange money, c’est pour vous qui êtes partis à l’école. Moi, je veux mon argent bien frais comme avant. C’est plus simple. Je n’ai même pas de portable. En plus qu’est-ce qui prouve que c’est vraiment mon argent qui sera dans le portable ? Les acheteurs nous volent déjà assez. Je ne veux pas Orange money. Je veux mon argent comme avant. » Un producteur à PK12, près de Daloa (Haut-Sassandra).

Ces propos illustrent parfaitement ce que l’on a entendu au fil des échanges avec les productrices et producteurs sur le terrain.  L’une des observations intéressantes également, c’est l’argument ou les arguments des personnes favorables à un moyen de paiement digital. Selon elles, le fait de ne pas recevoir l’argent entre main aide à « réduire les dépenses et le risque de vol ».

« Quand l’argent est dans ma main, il y a toute suite, toute sorte de problème à régler. Donc je n’arrive pas à garder. Si l’argent est dans le téléphone, je peux bien réfléchir avant d’aller faire un retrait. » Un producteur à Garango, (Marahoué)

Même si le taux de réticence est élévé parmi les répondant.es, cet argument montre qu’il y a une possibilité d’aborder le sujet pour travailler sur l’acceptation de ce changement qui, pour de milliers de productrices et producteurs, est un vrai basculement dans une autre dimension.

« Aussi déséquilibré qu’elle soit aujourd’hui en défaveur de l’acception du changement, une bonne sensibilisation et une meilleure communication, avec transparence c’est-à-dire sans cacher les risques, pourrait être changer la donne » veut croire un responsable au ministère de l’agriculture qui a requis l’anonymat.

Les coopératives globalement favorables mais…

A la différence des agricultrices-teurs, pris individuellement, l’ensemble des 42 coopératives ayant été consultés se prononce en faveur de la digitalisation des transactions.

Figure 2 : Graphique réalisé par l’auteur sur la base de données collectées sur le terrain, novembre 2024 et février 2025

La raison principale tient à la réduction du risque sécuritaire pour leurs délégués en section. En effet, dans une filière où règne le cash, les délégués qui circulent dans les campements et les villages pour collecter le cacao circulent avec énormément d’argent en espèce sur eux. Résultat : nombre d’entre eux sont victimes d’agression et se font dérober d’importants sommes d’argent.

Selon le président de la fédération des coopératives du Moronou – (région au Centre-Est de la Côte d’Ivoire), « maintenant, avec la présence des gendarmes partout, la situation s’est améliorée un peu. Sinon avant, pendant la grande campagne, on pouvait plusieurs agressions armées le même jour. Les coupeurs de route ont tué plusieurs délégués de coopérative pour prendre l’argent destiné à l’achat de cacao. On n’a pas de chiffre précis vu qu’on n’a pas tout documenté. Mais au moins une dizaine de délégué et on parle de centaine de millions de FCFA. »

C’est pour cette raison que « le fait de pouvoir payer les producteurs pour mobile money est une bonne chose pour nous. Nos délégués souffrent à cause des coupeurs de route. » s’enthousiasme madame Touré, Directrice générale de la coopérative SAHS de Daloa (Centre-Ouest).

Des inquiétudes malgré tout…

En dépit de ce positionnement clair en faveur du système de paiement digital notamment via mobile money, des questions subsistent sur le fonctionnement pratique compte tenu des dynamiques à l’œuvre dans la filière. En effet, dans le secteur cacao, les coopératives jouent un rôle important de solidarité. Elles se substituent aux établissements de crédit dont les taux et les conditions ne sont pas adaptées aux profils des agricultrices et agriculteurs. Une responsable de coopérative dans la Marahoué résume la crainte :

« Le deal, c’est que dans les moments difficiles, la coopérative prête de l’argent à un producteur. Au moment de la campagne (cacao), il vend son cacao à la coopérative. Et la coopérative récupère l’argent prêté à la source et lui reverse le reste. Parfois, on se met d’accord pour qu’il rembourse tout en une fois ou, il rembourse en plusieurs étapes. Si on paie directement par mobile money, tout l’argent va partir chez le producteur. Et la coopérative devra attendre qu’il vienne rembourser. Certain ne sont pas de bonne foi. Ils ne remboursent pas. Et vont vendre leur cacao ailleurs » explique Anzian Elvis, PCA de coopérative à Bongouanou

L’on voit bien qu’il y a une nécessité de travailler à créer la confiance entre les producteurs et les coopératives de sorte que chaque acteur s’y retrouve.

Transfert du risque sécuritaire sur les agricultrices-teurs

Si le paiement digital améliore la sécurité des délégués des coopératives en raison du fait qu’ils ne circuleront plus avec d’importantes sommes d’argent en espèce, les échanges sur le terrain indiquent qu’il y a un risque de transfert de cette insécurité sur les populations en l’occurrence, les productrices et producteurs. C’est que l’on pourrait noter par exemple après ces explications d’un producteur à Sapia (village situé près de Bondoukou)

La plupart du temps je suis au campement. Pendant la traite, il y a beaucoup d’insécurité. On agresse les délégués et les pisteurs qui viennent acheter le cacao. Ce que j’ai compris, c’est que maintenant, pour éviter qu’ils soient agressés, ils vont payer le cacao par mobile money. Mais le problème c’est qu’il n’y a pas d’agence de retrait au campement ni même dans les villages proches. Nous les agricultrices-teurs, pour avoir l’argent en espèce, on va être obligés de venir en ville. Mais quand tu quittes le campement ou le village après l’achat de ton cacao, tout le monde sait qu’à ton retour tu as retiré l’argent pour mettre sur toi. Donc désormais, c’est nous qui allons devenir la cible des agressions. Je pense qu’on doit réfléchir encore. Parce que cette solution ne marche pas à mon avis.

Un autre producteur cette fois à Kékréni (près de Tanda) ajoute :

« C’est comme si on disait que si ce sont lesagricultrices-teurs on vole, ce n’est pas grave. Ils sont habitués à ce qu’on les vole. La preuve, malgré tout notre travail, notre cacao est acheté à vil prix et parfois les gens ne respectent pas le prix annoncé par le gouvernement. Mais comme il n’y a pas de contrôle, certains pisteurs font ce qu’ils veulent. Moi, pour éviter tout ça, tu pèses mon cacao, tu me donnes mon petit argent en espèce, sur place. Pas de discussion« .

Répondre aux questions pratiques

Quand bien même l’on aura obtenu l’adhésion des agriculteurs-trices et répondu aux inquiétudes des coopératives, il demeure des questions d’ordre pratique. Des questions indépendantes de la volonté des agricultrices-teurs et des coopératives.

Aujourd’hui, avec le système national de traçabilité en cours de mise en place par le conseil du café-cacao, les paiements se feront via un terminal et l’argent ira directement sur la carte du producteur, qui est aussi une carte visa. Cela signifie qu’il ne s’agira plus bientôt uniquement des primes, mais toutes les transactions seront concernées par la digitalisation.

Face à cette éventualité, l’une des questions récurrentes lors des échanges a concerné la prise en charge des frais de transaction. Dans le mobile money, les frais de transaction sont à 1%. Un rien pourrait-on être tenté à penser. Mais dans une filière où l’extrême pauvreté est ancrée, perdre 1% lors de chaque transaction représente énormément d’argent.

« Dans le cadre des initiatives de paiement de prime par mobile money exigée par les multinationales, les frais de transaction sont supportés par la multinationale dans certains cas et dans d’autre cas, ils sont supportés conjointement par coopérative et agricultrices-teurs dans la répartition de la prime. » explique d’abord Alida Coulibaly, président de coopérative à Agboville avant de demander « qu’en est-il des frais de transaction lors des transactions avec la carte du producteur ? Le conseil va-t-elle prendre en charge la totalité ou au moins une partie ? »

Des questions auxquelles il n’y a pas encore de réponse. Mais il s’agit d’une préoccupation majeure des acteurs. Pour les coopératives et les producteurs, le conseil devrait prendre en charge la totalité des frais puisque « l’Etat ne verse que 60 à 70% du prix international du cacao quand il fixe le prix bord champ ».

Réseau téléphonique et point de retrait d’argent

Dans de nombreux pays y compris des pays développés, il existe ce qu’on appelle des « zones blanches » c’est-à-dire, des zones où il n’y a pas de connexion internet et pas parfois pas de réseau de téléphone. Dans les pays pauvres, comme en Côte d’Ivoire, ce n’est pas seulement l’absence de connexion internet ; il y a aussi l’absence de réseau téléphonique dans certaines localités. En absence de réseau téléphonique, il ne peut y avoir de point de vente mobile money où les productrices et producteurs pourraient effectuer des transactions.

La mauvaise couverture du réseau complique les opérations

Pour les personnes dans ces endroits, la digitalisation des transactions rime avec le fait d’être obligé de se déplacer en ville pour avoir accès à leur argent. Aujourd’hui, il n’y a aucun chiffre sur l’accès des agricultrices.teurs à la technologie de paiement électronique et il n’est pas non plus possible de savoir combien de personne seront impacté par la généralisation du paiement obligatoire par les moyens digitaux. Quoiqu’il en soit, dans de nombreuses localités, y compris couvert par le réseau téléphonique, il n’y a pas de point de retrait d’argent. Lorsqu’il en existe, le plus souvent, il n’a pas suffisamment d’argent pour les transactions.

« Dans l’une de nos sections, il y a un jeune qui gère un mobile money. Mais on ne peut pas faire un retrait de plus de 20 000 FCFA. Chaque fois, il dit qu’il n’y a pas suffisamment d’argent pour le retrait. Souvent même 10.000 il dit qu’il n’y a pas de retrait. Donc un producteur peut avoir l’argent sur son compte ne pas pouvoir régler un problème urgent au village. C’est pire pour ceux qui sont au campement. Il n’y a même pas de réseau pour dire qu’on va parler de mobile money » témoigne Mme Kouamé Jacqueline, présidente de coopérative à Vavoua (Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire).

Cet exemple concerne le mobile money, plus accessible qu’un guichet bancaire pour un retrait. Cela montre l’ampleur de l’obstacle auquel il est indispensable de faire face si l’on entend opérer ce changement de façon générale.

Faire face aux risques

En plus des obstacles infrastructurels, il existe des risques qui pourraient freiner l’essor de la digitalisation des transactions. Il n’y a pas de risque zéro. Mais le fait que ces risques apparaissent dans les échanges avec les coopératives et producteurs dénombre qu’il s’agit de risques importants.

Malheureusement, de nombreuses productrices et de nombreux producteurs ne savent ni lire ni écrire. Lorsqu’ils possèdent un téléphone, il n’y a pas de code de verrouillage. Pour se servir de leur téléphone, ces personnes ont recours à d’autres personnes pour les aider à effectuer différentes tâches – enregistrer ou trouver un contact dans le répertoire – consulter le solde du crédit d’appel – lire un message etc. Ces personnes, en raison de leur illettrisme, ne sont pas autonome dans l’utilisation de leur téléphone.

Dans un contexte où les transactions sont digitalisées, elles auront recours à d’autres personnes pour effectuer les transactions. Cela implique que les personnes, le plus souvent des très proches, auxquelles elles ont recours pour les aider dans leur transaction ont accès à leur mot de passe. L’une des conséquences de cette situation est que certains producteurs se font voler de l’argent sur le compte mobile money par des proches qui connaissent leur mot de passe et ont accès à leur téléphone.

« L’un de nos délégués s’est retrouvé à la gendarmerie parce qu’un producteur est allé se plaindre que le délégué n’a pas payé sa prime. Or le délégué a effectué la transaction. Quand on regarde dans le téléphone, il n’y a pas d’argent et il n’y a pas de message. La personne qui a fait le coup a effacé le message après le retrait. On a demandé d’aller à l’agence de la compagnie téléphonique, mais on n’a pas eu de réponse. Notre collègue était derrière les barreaux. Donc la coopérative a dû payer une deuxième fois la prime du producteur, en espèce cette fois pour que les gendarmes libèrent le délégué ». PCA de coopérative à Bongouanou (Moronou).

Théo Bayala

Comments

comments

Les commentaires sont fermés, mais trackbacks Et les pingbacks sont ouverts.