Côte d’Ivoire : réconciliation sous perfusion de la CPI
Le procès conjoint de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé a été reporté au 6 février 2017 lors de la dernière audience du vendredi 9 décembre 2016. Mais cinq ans après l’ouverture du dossier ivoirien à la Cour pénale internationale (CPI), la réconciliation semble suspendue à ce qui se passe à La Haye.
Abidjan n’a pas tardé à le mettre hors-jeu. Quelques mois seulement après l’installation d’Alassane Ouattara à la présidence de la république, les autorités ivoiriennes décident d’envoyer l’ancien président à La Haye pour y être jugé pour crimes contre l’humanité. Des crimes qui auraient été commis pendant la crise post-électorale née de la contestation des résultats de la présidentielle de 2010. Après s’être rendu à la CPI aux Pays-Bas, Gnénéma Coulibaly, alors ministre des droits de l’homme et des libertés publiques, déclare à Paris le 30 septembre 2011 que l’ancien chef de l’Etat doit être remis à la justice internationale.
« J’ai expliqué au président de la CPI l’importance pour la réconciliation nationale de cette procédure. Si l’ex-président n’était plus sous notre responsabilité, sur le territoire de la république, cela faciliterait le processus de réconciliation et contribuerait à dépassionner la suite du débat, notamment les élections législatives », prévues le 11 décembre 2011 et qui avaient été boycottées par le Front populaire ivoirien (FPI, le parti de Gbagbo), estimait-il.
Deux mois plus tard, le 30 novembre 2011, Laurent Gbagbo est transféré à la prison de Schevenigen aux Pays-Bas. Depuis lors, le parti qu’il a fondé ne cesse de conditionner sa participation au jeu politique par la libération de son leader. Cette posture ira jusqu’à diviser le parti ! Preuve que Laurent Gbagbo est loin d’avoir été oublié, une pétition a été lancée le 22 juin 2016 pour réclamer sa libération.
« Gbagbo est le chaînon manquant de la réconciliation », soutient invariablement Abou Drahamane Sangaré, qui dirige une branche du Fpi.
« Et quand je parle de Laurent Gbagbo, bien sûr, Gbagbo libéré, Blé Goudé va être libéré, Simone (Gbagbo, ndlr) va être libérée, nos prisonniers doivent être libérés, nos exilés doivent être libérés », ajoute à longueur de meetings cet ami fidèle de Gbagbo que les militants appellent avec respect et affection le « Gardien du Temple ». Si l’ancien ministre de jeunesse de Laurent, a été transféré à La Haye le 22 mars 2014, son épouse Simone Gbagbo – réclamée par la CPI qui a lancé un mandat d’arrêt contre elle en 2012 – est actuellement jugée en Côte d’Ivoire.
En effet, le 30 septembre 2013, les autorités ivoiriennes ont contesté la recevabilité de l’affaire Simone Gbagbo devant la CPI au motif qu’elle était poursuivie par la justice de son pays pour les mêmes faits. Après le rejet de son recours le 11 décembre 2014 par la chambre préliminaire I, Abidjan a fait appel de cette décision le 17 décembre avant d’être débouté par les juges une seconde fois le 27 mai 2015.
Depuis lors, la CPI ne cesse réclamer l’ancienne Première Dame de Côte d’Ivoire, rappelant aux autorités ivoiriennes leurs « obligations » de coopérer conformément aux termes du Statut de Rome, Traité fondateur de la Cour. Mais le président Ouattara reste droit dans ses bottes.
« Je n’enverrai plus d’ivoirien à la CPI », répète-t-il depuis le 4 février 2016.
Le bureau du procureur, qui avait annoncé qu’entre trois et six personnes seraient visées par les enquêtes en Côte d’Ivoire, maintient la pression, du moins dans le discours jusque-là.
« L’enquête est en cours. Mais je peux vous garantir que personne ne sera épargné. En cette année 2015, il faut s’attendre à ce que nous intensifiions outre enquête sur les crimes commis dans le camp Ouattara », promettait-elle l’année dernière.
Pour le moment, seul le camp Gbagbo est visé, aucun membre du camp Ouattara n’est poursuivi par la CPI.
Une justice à deux vitesses ?
Pour Éric Aimé Semien, doctorant sur les questions de justice et spécialiste de l’analyse du procès, l’approche séquentielle adoptée par le procureur de la CPI Fatou Bensouda dans les poursuites en Côte d’Ivoire pose problème.
« Il est, en l’état actuel, difficile et imprudent de porter un jugement sur un procès non encore arrivé à son terme. Ce qui est certain et critiquable, c’est le fait que Monsieur Gbagbo est poursuivi depuis globalement 5 ans avec Monsieur Blé Goudé et Madame Gbagbo, sans qu’aucune personne ne soit poursuivie de l’autre côté. Il ne faut pas voiler la face, la justice internationale, à l’origine, est une affaire des vainqueurs », décrypte-t-il.
Il estime que le procès de Gbagbo et de Blé Goudé doit davantage rassurer l’opinion :
« l’observation quotidienne nous permet de constater que l’accusation pêche souvent à présenter des témoins dont finalement on est plus sûr s’ils témoignent à charge ou finalement à décharge. Nous attendons encore un travail plus fourni de l’accusation, avec des preuves et /ou des témoins qui permettraient vraiment à la face de tous de montrer la responsabilité des personnes poursuivies et une bonne fois pour toute, situer les ivoiriens ».
Le procès conjoint Laurent Gbagbo – Charles Blé Goudé est un procès international et les faits qui leur sont reprochés sont assez graves. C’est une raison de plus pour que les preuves avancées soient sérieuses au vu des enjeux du procès.
« Nous attendons à présent que la défense présente ses moyens finaux et ses témoins afin que l’on jauge entre les deux argumentations » indique Éric Aimé Semien.
La question des victimes
Alors qu’elles sont représentées par le Représentant légal des victimes au procès de Gbagbo et Blé Goudé, les victimes de la crise post-électorale réclament justice.
« Nous pensons que l’impunité doit prendre fin en Côte d’Ivoire », déclare Issiaka Diaby, président du Collectif des victimes de Côte d’Ivoire (CVCI).
« Nous nous occupons de toutes ces victimes en Côte d’Ivoire et partout dans le monde. On lutte contre l’impunité par l’application des lois nationales et internationales. Ce, pour parvenir à rétablir les victimes dans leur dignité », poursuit-il.
Ce collectif est-il représentatif de toutes les victimes de la crise ivoirienne ? Dans son édition du 5 août 2016, le quotidien ivoirien Le Temps, proche de l’opposition, met en doute l’impartialité de cette association de victimes. Le journal accuse le premier responsable d’être proches des autorités ivoiriennes et d’être engagé pour le recrutement de témoins à charge dans le seul but de faire condamner Laurent Gbagbo.
« Plusieurs témoins qui sont passés et qui vont passer devant la chambre de première instance I de la CPI, ont été recrutés et conditionnés par le Collectif des victimes en Côte d’Ivoire (CVCI) d’Issiaka Diaby », écrit le journal.
Pour que les affaires ouvertes par la CPI en Côte d’Ivoire favorisent la réconciliation, les spécialistes estiment que la justice ne doit pas être un outil de règlements de compte politique. L’appareil judiciaire doit envoyer des signaux forts d’indépendance à travers les poursuites engagées contre tous ceux qui ont une responsabilité quelconque dans les faits actuellement jugés. Le but étant d’avoir des procès irréprochables en tout point et qui aide à rapprocher les Ivoiriens. Une telle démarche permettra même à la CPI de lâcher du lest et de faire davantage confiance aux procédures nationales.
« La réconciliation viendra du signal fort et des garanties que la justice offrira en vue de remettre la confiance entre ivoiriens et qui fera que chaque ivoirien sera convaincu qu’il peut régler ses problèmes par la justice, obtenir réparation par la justice. A Côté de cela, la volonté politique doit aller dans le sens de la réconciliation. Il ne faut pas simplement la scander puis prendre le contresens » explique Éric Aimé Semien.
A titre d’exemple au plan national, les autorités judiciaires doivent s’engager à juger les détenus politiques incarcérés depuis 5 ans ou tout simplement les libérer en attendant leur procès. Au-delà, il faudra faire la jonction entre les procès nationaux et ceux qui se tiennent à La Haye et qui devront aussi être par moments retransmis pour informer les ivoiriens. La réconciliation est un processus délicat surtout dans le contexte ivoirien. « Où la justice nous aide, où elle nous enfonce » conclu Éric Aimé Semien.
Aujourd’hui, les ivoiriens restent divisés sur les poursuites engagées par la CPI. Pendant que certains réclament la libération de Gbagbo, d’autres estiment que les procédures doivent aussi visées le camp Ouattara. Et le fait que l’ancien président ivoirien et son ministre de la jeunesse soient les seuls pour l’instant jugés à La Haye ne favorisent pas la réconciliation mais renforcent le sentiment d’une justice à double vitesse.
Anderson Diédri