La découverte et l’exploitation du gaz naturel dans le département de Jacqueville semble être bénéfique à la Côte d’Ivoire. Mais pour les populations riveraines spoliées pour le bien de l’Etat Ivoirien, aucun bénéfice concret n’a été tiré de cette manne qui provient de leurs terres. Difficile de croire qu’une si grande richesse est exploitée si proche quand on voit l’état de délabrement et la souffrance des villages impactés par le projet gazier.
Le Collectif Africa Climate Justice (ACJC) est un mouvement qui s’est donné pour objectif de promouvoir la justice climatique en Afrique pour les communautés victimes du changement climatique. A l’occasion de son assemblée générale annuelle à Abidjan du 16 au 19 mars 2023, le collectif a décidé de se déplacer sur le terrain pour toucher du doigt les réalités que vivent les populations, notamment les communautés impactées par la prospection et l’exploitation du gaz naturel. Le département de Jacqueville dans le sud-est de la Côte d’Ivoire est une zone type de ce genre de projet et deux villages illustrent bien le problème. Il s’agit des localités de Taboth et d’Abreby.
Une nouvelle voie bitumée est censée nous conduire dans ces deux villages qui cohabitent depuis le 10 juin 2021 avec l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT). Cependant, cette voie conduit directement aux installations de la CIPREL (CIPREL 5), un projet d’exploitation d’une centrale thermique à gaz de 390MW. La ligne à haute tension associée à ce projet énergétique à pour point de départ le village lacustre de Taboth.
« Comme vous l’avez constaté vous-mêmes, l’un des premiers symboles de l’injustice faite à notre village est cette voie bitumée. Nous avions cru que ce projet aurait pu nous permettre de bénéficier d’une route praticable mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Le projet ignore totalement le village et la voie bifurque vers la centrale comme si les ressources exploitées par la CIPREL ne se trouvaient pas sur les terres de ce village » s’indigne Agboudjou Yaka Martin, 1er notable du village de Taboth.
Lors des échanges que la notabilité du village a eu avec les membres du Collectif Africa Climate Justice (ACJC), les dignitaires de Taboth ont indiqué n’avoir jamais eu copie du rapport d’étude d’impact environnemental du projet. Au-delà, les habitants du village n’ont pas été pleinement associés à cette étude si bien qu’aujourd’hui celles-ci s’inquiètent de la présence de cette centrale. « Pour le moment il n’y a pas de problème mais qu’est ce qui risque d’arriver dans le futur ? Nous ne savons rien de ce projet et de son impact sur notre santé, nos activités agricoles et la pêche dont nous vivons d’ici 5, 10 ou 15 ans » s’inquiète Ovou Esaïe, chargé spirituel de la notabilité.
Cette inquiétude est encore plus grande lorsque les populations regardent sur internet des vidéos venant de pays où l’exploitation du gaz et du pétrole au niveau du littoral a ruinée la vie des communautés riveraines. Ovou Esaïe souligne que les populations de Taboth n’ont jamais été contre le projet gazier et l’installation de la centrale. Sauf que l’espoir de bénéficier directement de ce projet s’est transformé en désillusion totale.
« Nos jeunes sont majoritairement au chômage sans que ce projet n’ait pu créer de réelles perspectives pour eux. L’exploitation du gaz a entrainé une raréfaction du poisson. Une partie de nos terres cultivables abritent la centrale… Tout ceci soulève une question : de quoi allons-nous vivre aujourd’hui et qu’est-ce que nous allons laisser à nos enfants ? » s’interroge le chargé spirituel de la notabilité.
« Le village s’interroge sur la responsabilité sociétale de la CIPREL puisque depuis que ce projet a été installé sur nos terres. Les promesses faites n’ont pas été pleinement tenues » affirme Agboudjou Yaka Martin, 1er notable du village de Taboth. A ce jour trois tricycles et une broyeuse de maniocs ont été donnés à la chefferie, aux femmes et aux jeunes. L’école primaire et les logements des enseignants du village ont été réhabilités.
Une unité de fabrication de briques qui a été offerte à la jeunesse n’est pas encore opérationnelle. Une extension du réseau électrique a été faite mais le village ne bénéficie pas d’un raccordement social à l’électricité. Le bitume promis à Taboth (moins de 3 kilomètres), le foyer polyvalent, l’unité de fabrication d’attiéké, l’école maternelle et les latrines publiques du village se font toujours attendre.
« Nous ne pouvons pas dire que nous sommes satisfaits et que nos attentes ont été prises en compte par ce projet. Le minimum auquel tout ce village s’attendait c’est qu’au moins la voie d’accès au village soit bitumée. C’est un motif de mécontentement et de colère au même titre que la manière dont les terres ont été achetées » indique Blandine Kocora, présidente des femmes de Taboth.
Le projet de la centrale a été installé sur des terres achetées à 5.000 f CFA/m². 2.000 f CFA/m² ont été reversés aux propriétaires et 3.000 f CFA gardés par l’entreprise dans un fond pour le compte du village. Ce fond est géré par la CIPREL sans qu’aucun membre de la communité n’y siège. Un peu comme si l’argent censé appartenir au village est géré sans le village. Le mécanisme consiste donc pour les populations de Taboth à exprimer leurs besoins à la CIPREL et l’entreprise décide de façon unilatérale de ce qu’elle veut faire, quand et comment. Cette absence totale de transparence dans la gestion de ce fond témoigne de la manière dont ce projet de centrale n’a pas profité à Taboth.
La situation n’est pas différente dans la localité d’Abréby à moins de 5 km de Taboth. Ce village vit avec 7 pipelines enterrés sous ses terres dont 6 se trouvent sous la voie principale qui traverse le village. « Cette voie n’est pas bitumée depuis plusieurs années en dépit de nos requêtes auprès des autorités. La route empruntée par des dizaines de camions chaque jour soulève une poussière qui nous rend malade » nous explique Labion Frégus, président des jeunes d’Abréby.
Abréby ne possède pas de château d’eau et cette forte poussière impacte la qualité de l’eau du seul forage du village. « Lorsque vous puisez cette eau et que vous la laissez se reposer après deux jours, il y a un dépôt d’une fine boue rougeâtre dans le fond du récipient » détaille Labion Frégus. Les cas de maladie liés à cette forte poussière ont été documentés au même titre que la pollution marine marquée par la présence d’algues envahissantes qui entravent les activités de pêche. « Les poissons se font de plus en plus rares et les ceux qu’on arrive à prendre pour notre consommation ont cette odeur désagréable du gaz » précise Djava Michael, conseiller du président des jeunes.
La question de l’absence du bitume sur la voie principale du village a conduit à une action de colère de la population. Les jeunes du village exacerbés par la poussière et les cas de maladie ont décidé de dresser des barrages pour empêcher le passage des véhicules. Cette action a poussé les autorités à lancer une opération d’arrosage de la voie.
« Mais que valent réellement quelques litres d’eau versés sur cette voie ? Deux heures après l’arrosage la poussière revient ! Il faut donc une solution pérenne d’où la nécessité de bitumer cette voie » soutient Labion Frégus.
Abréby se trouve dans une situation assez délicate. D’un côté, la montée du niveau de la mer qui menace les activités traditionnelles du village à savoir la pêche et l’agriculture. De l’autre côté, l’exploitation du gaz et la présence des pipelines qui empiètent sur les terres vers lesquelles le village pourrait se replier face à la montée du niveau de la mer.
A Taboth comme à Abréby, les communautés s’inquiètent de l’absence totale de la prise en compte des questions sécuritaires maintes fois portées par écrit aux autorités préfectorales et municipales. « Nous n’avons pas de caserne de sapeur-pompiers or le gaz traverse le village. En cas d’incendie ou d’autres problèmes nous seront obligés de regarder nos maisons brûler jusqu’aux cendres » s’inquiète Beugré Laurence, présidente des femmes d’Abréby. « Il n’y a pas de risque zéro avec ce type de projet malgré ce qu’on veut nous faire croire » prévient Labion Frégus le président des jeunes d’Abréby avant d’inviter les entreprises exploitant le gaz et le gouvernement à songer à installer une caserne de sapeur-pompiers dans la zone.
Le Collectif Africa Climate Justice (ACJC) a pris connaissance des problèmes que vivent les populations impactées par l’exploitation du gaz. « Ces problèmes que vivent ses communautés sont les mêmes que vivent de nombreuses populations à travers l’Afrique. Je veux parler en particulier des pays où le gaz et le pétrole ont été découverts. Les populations sont écartées de la réflexion autour de ces projets d’exploitation et finalement elles sont celles qui ne profitent pas et subissent les impacts de ces activités industrielles sur leur environnement » souligne Rumbidzai Mpahlo, coordinatrice du collectif.
Le Collectif Africa Climate Justice (ACJC) a marqué sa solidarité aux deux localités et fait des propositions pour le bienêtre des communautés. Ladilas Désiré Ndembet, président de l’ONG Muyissi Environnement du Gabon et chef de la délégation lors de cette visite de terrain a indiqué que plusieurs actions peuvent être menées par les communautés dans cette démarche de justice climatique. « Ces deux communautés doivent avant tout être soudées et éviter tout esprit de compromission. Ces multinationales utilisent le plus souvent les tensions communautaires et la désinformation pour fragiliser la lutte » précise Ladilas Désiré Ndembet.
Aussi bien à Taboth qu’à Abréby, il y a un travail de documentation sur les impacts du projet qui doit être fait par les populations. Elles doivent aussi faire l’état des promesses faites qui n’ont pas pu être respectées. Ces deux actions passent par une formation des membres de la communauté par les ONG notamment l’organisation JVE-Côte d’Ivoire (Jeunes volontaires de l’environnement). JVE qui accompagne ces populations impactées par l’exploitation du gaz naturel veut par son action atteindre la pleine satisfaction des revendications des communautés.
« Deux choses principales peuvent être faites. Il s’agit premièrement de prendre toutes les dispositions pour que ces communautés qui ont déjà cédé leurs terres et qui ont accepté que des pipelines passent dans leurs villages puissent être protégées en cas de dégâts qui seraient liés à l’exploitation du gaz et de l’électricité » indique Nahounou Daléba, chargé de programme et de justice sociale pour JVE-Côte d’Ivoire.
« La deuxième chose, c’est de faire parler la justice. Ces communautés ont perdu et il faut qu’elles reçoivent de façon proportionnelle ce qu’elles ont perdu. Elles ont perdu définitivement la terre, elles peuvent recevoir gratuitement l’électricité ou les retombés du gaz. C’est ce qui serait l’idéal » conclut Nahounou Daléba.
Il est évident que ces communautés seront impactées pour longtemps et sur tous les plans par l’exploitation du gaz et la production de l’électricité. Avec les émissions de CO2 et les risques sécuritaires liés à ce projet leur environnement sera impacté. A cela s’ajoute également la perte de leurs terres, leur seul moyen de subsistance. Il serait donc juste que les revendications sociales de ces populations soient prises en compte par le gouvernement ivoirien et les entreprises qui brassent des centaines millions à proximité de la souffrance des communautés.
SUY Kahofi
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