L’affaire Laurent Gbagbo-Charles Blé Goudé va-t-elle impacter les règles de procédure de la CPI ?
Après l’acquittement définitif de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, un retour au droit s’impose autour d’une question capitale. Ce procès, le premier d’un ancien chef d’Etat africain à la CPI va-t-il pousser les professionnels du droit à repenser l’interprétation judiciaire des règles de procédure de la CPI ? Dans cette interview, le juge Cuno Tarfusser se prononce sur le sujet.
La présente interview est conduite par Giovanni Chiarini. Doctorant à l’Université d’Insubrie (les villes de Côme et de Varèse en Italie) et avocat italien (Conseil de l’ordre de Piacenza, Italie). Il a effectué un stage à la Chambre de la Cour suprême des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), avec l’Assistance des Nations unies aux procès des Khmers rouges (UNAKRT). Face à lui, Cuno Jakob Tarfusser. Il a été juge à la Cour pénale internationale de 2009 à 2020. Pendant son mandat, il a également été vice-président et président de la Division préliminaire. En tant que juge de la Section préliminaire, siégeant dans les deux Chambres du TP, il était en charge de toutes les situations et affaires traitées par la Cour.
Le 31 mars 2021, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) a rendu son arrêt dans le cadre de l’appel du Procureur contre la décision de la Chambre de première instance I du 15 janvier 2019 (motivée le 16 juillet 2019), dans laquelle la Chambre de première instance a acquitté M. Laurent Gbagbo et M. Charles Blé Goudé de toutes les charges. La Chambre d’appel n’a trouvé aucune erreur qui aurait pu affecter matériellement la décision de la Chambre de première instance en ce qui concerne les deux motifs d’appel du Procureur. Par conséquent, la Chambre d’appel a rejeté l’appel du Procureur et confirmé la décision de la Chambre de première instance.
Dans cette interview, Giovanni Chiarini s’entretient avec Cuno Jakob Tarfusser – ancien juge et deuxième vice-président de la CPI – sur deux des nombreux points fragiles qui ressortent de cet arrêt d’appel, comme la méthode d’interprétation judiciaire concernant les règles de procédure. Plus précisément, ils se concentrent sur :
1 – l’interprétation de la notion de « no case to answer »
2 – l’interprétation de la charge de la preuve.
À la fin de cette brève interview, nous pouvons certainement convenir que la méthode d’interprétation judiciaire des règles de procédure doit être strictement conforme au cadre juridique de la Cour. Sinon, une procédure de plus en plus complexe et imprévisible émerge, basée sur une discrétion presque arbitraire des juges.
Chiarini : Juge Tarfusser, la Chambre d’appel a écrit que l’institution du « no case to answer » est une caractéristique commune du droit procédural pénal des cours et tribunaux internationaux. (para 105 Gbagbo) La procédure est évidente dans l’article 98bis du Règlement du TPIY et du TPIR, l’article 98 du TSSL, l’article 167 du STL, l’article 130 du KSC et l’article 121 de l’IRMCT (voir fn 208 Gbagbo). Toutefois, le raisonnement de la Chambre d’appel ne me convainc pas, car le Statut de Rome ne prévoit pas expressément une procédure de « no case to answer ». L’affaire Ruto et Sang a été la première fois à la CPI où une motion de « non-lieu à répondre » a été évaluée (voir paragraphe 15).
Même dans l’affaire Ntaganda, la Chambre d’appel a déclaré que cette procédure est fondée sur son pouvoir de statuer sur les questions pertinentes conformément à l’article 64 6 f du Statut et à la règle 134 3 du Règlement (paragraphe 44 Ntaganda), et également que « La décision de mener ou non une procédure de ‘non-lieu à répondre’ est donc de nature discrétionnaire et doit être exercée au cas par cas de manière à garantir que le procès soit équitable et rapide conformément aux articles 64 2 et 64 3 a du Statut » (paragraphe 44 Ntaganda). En outre, il a été observé que « si les textes juridiques de la Cour ne prévoient pas explicitement une procédure de ‘no case to answer’ dans le cadre des procédures de première instance devant la Cour, celle-ci est néanmoins autorisée ». (paragraphe 45 Ntaganda).
Par conséquent, une Cour peut-elle décider d’activer une procédure de « no case to answer » même si le Statut de Rome ne le prévoit pas ? La procédure de « non-lieu à répondre » fait encore l’objet de discussions dans l’arrêt Gbagbo, dans lequel la Chambre a observé (paragraphe 106) que « la procédure de non-lieu à répondre est un complément nécessaire à deux des principes les plus fondamentaux du droit pénal. Le premier est que le défendeur jouit de la présomption d’innocence. Ainsi, si dans l’affaire Ntaganda, la procédure de non-réponse était « discrétionnaire par nature », maintenant, après l’affaire Gbagbo, cette procédure devrait également être considérée comme un « complément nécessaire » de la présomption d’innocence et de la norme de preuve au-delà du doute raisonnable… Cela me trouble beaucoup. À mon avis, la présomption d’innocence et la norme de preuve sont toutes deux des questions procédurales autonomes, et elles ne sont pas liées – en théorie ou en pratique – à la procédure de « no case to answer ».
Tarfusser : Permettez-moi de dire d’emblée que l’arrêt de la Chambre d’appel confirmant l’acquittement par la Chambre de première instance de MM. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé était la seule décision possible. Correcte non seulement sur le fond, compte tenu de la « faiblesse exceptionnelle » des preuves, mais aussi juridiquement indiscutable compte tenu de la pauvreté du mémoire d’appel du Procureur. La décision d’acquittement du TC était fondée sur le fait que le BdP n’avait pas rempli sa charge de la preuve. Eh bien, le BdP n’a pas contesté la décision sur cette base, mais seulement sur deux questions de procédure très marginales, toutes deux si peu convaincantes qu’elles auraient dû être rejetées in limine : la prétendue « violation des exigences obligatoires de l’article 74(5) du Statut » par le TC (par. 6) et la prétendue incapacité du TC « à définir ou à articuler une norme de preuve ou une approche claire et cohérente pour évaluer la suffisance des preuves dans la procédure NCTA » (par. 122).
Je n’aborde même pas le premier motif d’appel car l’accusation selon laquelle les juges ont violé la loi est en soi disqualifiante pour ceux qui la suggèrent. Pour ce qui est du deuxième motif, je dirai que j’ai toujours lutté avec acharnement contre cette procédure très nébuleuse de « no case to answer » en tant que procédure judiciaire applicable aux procès devant la CPI. Ce n’est pas en raison d’un préjugé abstrait, mais simplement parce que le Statut de Rome ne mentionne ni ne prévoit une procédure de « non-lieu à répondre ». Je suis fermement convaincu qu’aucun juge n’est autorisé à « créer » des règles de procédure, en les empruntant à d’autres cadres juridiques nationaux ou internationaux. Il est encore moins autorisé à les créer sur la base des fantomatiques – également non écrits et non réglementés – « pouvoirs inhérents ». Les juges doivent s’en tenir à la loi !
Ceci étant dit, et en passant d’un niveau abstrait et dogmatique à un niveau très pragmatique et orienté vers l’efficacité, il va sans dire qu’au cours de la procédure, les juges (rappelons-le, des juges professionnels, pas un jury, pas des juges non professionnels) écoutent, discutent, évaluent et se font une opinion sur le développement du procès au fur et à mesure. Il est donc normal qu’au plus tard à la fin de la présentation des preuves par le Procureur, lorsque toutes les preuves prétendument « inculpatoires » ont été présentées, les juges se demandent s’il est nécessaire de poursuivre le procès ou de le terminer par un acquittement, si les preuves présentées par le Procureur étaient si défectueuses qu’une condamnation serait impossible. Quelle serait la nécessité, en termes d’efficacité, d’effectivité du procès, en termes de droit de l’accusé à un procès équitable et rapide, de poursuivre le procès en entendant des preuves à décharge, si le Procureur n’a pas réussi à présenter suffisamment de preuves à charge quant à la responsabilité pénale des accusés pour les crimes reprochés ?
La réponse est NON. Dès lors, la seule solution, pour les juges confrontés à des preuves qui pourraient être, eh bien, massives en nombre mais « exceptionnellement faibles » en qualité, est d’acquitter les défendeurs, en appliquant l’article 74. Pas besoin de « créer » une procédure telle que le « no case to answer ». Dans le même ordre d’idées, je rejette également l’argument fastidieux soulevé par le BdP en appel, selon lequel la Chambre de première instance « n’avait apparemment pas encore achevé le processus nécessaire pour faire ses constatations sur les preuves et parvenir à toutes ses conclusions ».
Chiarini : Merci pour votre clarification. Permettez-moi d’ajouter quelques points. La procédure de « non-lieu à répondre » n’a pas sa place dans le cadre juridique de la Cour et n’est pas nécessaire. Il n’y a qu’une seule norme de preuve et il n’y a qu’une seule façon de mettre fin à un procès. Cette norme est énoncée à l’article 66(3) : « Pour condamner l’accusé, la Cour doit être convaincue de la culpabilité de l’accusé au-delà de tout doute raisonnable ». Dans votre avis du 16 juillet 2019, vous avez décrit cette question en une phrase : « lorsque le juge président lui a demandé : ‘Où trouvez-vous dans la structure du Statut la procédure de non-lieu à répondre ?’, le procureur adjoint n’a pu que répondre : ‘Eh bien, vous ne le faites pas’ » (paragraphe 66). Quelle est votre opinion sur la relation entre le « no case to answer » et le standard de preuve (s’il y en a un) ?
Tarfusser : Aucune, étant donné que je rejette catégoriquement la procédure de « no case to answer ». En ce qui concerne la question de la « norme de preuve », je dois dire qu’elle m’a hanté pendant mes presque onze années de service en tant que juge de la CPI. Dans le deuxième moyen d’appel, le BdP a soutenu que la Chambre de première instance « n’a pas réussi à définir ou à articuler une norme de preuve ou une approche claire et cohérente pour évaluer la suffisance de la preuve dans la procédure NCTA » (Mémoire d’appel du Procureur, par. 122). Bien, en laissant de côté la référence au « no case to answer stage », que je ne reconnais pas pour les raisons dites, ce motif d’appel m’a étonné car il suggère qu’il est possible pour les juges d’établir des standards de preuve.
Eh bien, étant donné que toutes les personnes participant à un procès à la CPI sont des juristes professionnels, elles devraient toutes savoir que c’est le Statut de Rome qui établit les normes de preuve en fonction des différentes étapes de la procédure. A savoir, (i) la « base raisonnable pour poursuivre » (art. 15(3)-(4) et 53(1)-(a) RS) pour la phase d’enquête ; (ii) le « motif raisonnable de croire » (art. 58(1)(a) RS) pour le mandat d’arrêt ; (iii) les « motifs substantiels de croire » (art. 61(5)-(7) RS) pour la confirmation des charges ; (iv) le « au-delà du doute raisonnable » (art. 66(3) RS) pour le jugement. Aucune norme supplémentaire, intermédiaire, hybride, « importée » ou probatoire n’est nécessaire, et aucune ne devrait être autorisée. Il n’y a pas de place pour les juges pour « créer », ou comme le dit le BdP, pour « articuler » et « définir » des normes de preuve autres que celles établies par la loi. Point final.
Chiarini : Cher juge Tarfusser, nous arrivons à la fin de notre interview. Je crois que nous devrions au moins nous demander quel est le seuil et quelles sont les limites de l’interprétation judiciaire. Est-il acceptable que les juges puissent créer des règles de procédure sur la base de leur pouvoir discrétionnaire ? S’agit-il d’une conséquence des différentes cultures juridiques, ou simplement d’un manque de respect pour les questions de procédure ?
Tarfusser : Je tiens à préciser que j’ai la ferme conviction que la solution à chaque question de procédure et de fond doit être recherchée – et trouvée – dans le droit, avant tout dans le cadre juridique de la Cour, par opposition à l’imagination subjective et créative des juges. Le cadre juridique statutaire de la CPI est suffisamment complet pour offrir de nombreuses possibilités de résoudre les problèmes juridiques par l’interprétation juridique. Il n’y a pas besoin de cette floraison continue de créations judiciaires ultra legem (sinon contra legem) que je considère inappropriées, déplacées et dangereuses.
Le « no case to answer » n’est qu’un exemple parmi tant d’autres tout aussi dangereux, aussi extravagants que dommageables. Je fais référence, par exemple, aux décisions de « suspension de la procédure » (Lubanga), d’ « annulation de l’affaire » (Ruto et Sang), à l’imposition de ce que l’on appelle l’IDAC (in-depth-analysis-chart) comme étant le seul ( !) moyen légitime pour une partie de présenter ses preuves à la Chambre, à la demande de prendre une « décision de vice de procédure » et autres florilèges similaires.
Aucun de ces éléments n’existe dans le droit de la CPI, et pourtant ils ont occupé, et continuent d’occuper, beaucoup d’espace devant la CPI et représentent une partie non négligeable du « travail difficile » dont certains membres de la CPI sont particulièrement fiers de se vanter sans cesse – ou de se plaindre, selon l’auditoire. Ceci dit, et pour répondre à vos questions, je pense qu’il est effectivement inacceptable que les juges « créent » des règles de procédure sur la base de leur pouvoir discrétionnaire et qu’il est grand temps de mettre fin à cet exercice et de revenir à une interprétation juridique fondamentale et solide. A la question de savoir si la « créativité judiciaire » est attribuable aux différentes cultures juridiques des juges et/ou au manque de respect de la procédure, je ne suis pas en mesure de donner une réponse définitive, bien que je pense que c’est un peu des deux.
Il est certain que la majorité des juges élus pour servir la Cour (ainsi que l’écrasante majorité des juristes) n’ont jamais mis les pieds dans une cour de justice avant de venir à la CPI. Ils ne sont donc pas familiers avec le droit pénal et encore moins avec la procédure pénale. Cependant, le trait le plus dangereux qui caractérise tous les juges est leur égocentrisme, qui devient particulièrement apparent dans cette course à l’imprégnation de solutions créatives et à la recherche de solutions extraordinaires juste pour le plaisir d’exprimer des opinions personnelles, dont aucune n’a le moindre impact sur le sort judiciaire d’une affaire et qui risque d’être vite oubliée.
L’article original en anglais a été traduit par Suy Kahofi et Anderson Diédri (le titre et l’introduction sont propres à Eburnie Today)