Enquête et investigation

Le trafic de carburant explose aux frontières nord de la Côte d’Ivoire

De l’essence et du gasoil en grande quantité passent quotidiennement et clandestinement la frontière. En dépit des risques qui entourent la contrebande du carburant – y compris la mort – plusieurs jeunes sont prêts à s’engager dans cette industrie clandestine en raison du gain à la solde. Il y a de l’argent à se faire dans la contrebande du carburant pour celui qui est prêt à respecter la loi du silence. A moto ou le long des pistes empruntées par les tricycles de ravitaillement, des journalistes d’investigation du nord de la Côte d’Ivoire ont remonté la piste de ceux qui ont besoin du carburant vendu au noir.

De nombreux bidons remplis d’essence ou de gasoil sont entassés dans un tricycle. La nuit est déjà tombée à Goueya. Mais pour des jeunes du village, c’est maintenant que le jour se lève. Nous sommes dans le Folon, région dont Minignan est la capitale. Le Mali est juste à côté et c’est la destination de leur cargaison. Passer la frontière dans cette zone aux forêts arborées, est un jeu d’enfant. Les pistes sont nombreuses.

Elles permettent d’exercer une activité que les autorités ivoiriennes et maliennes interdissent. N’empêche, toutes les nuits, le carburant carbure…au rythme des tricycles qui se succèdent. Le village de Goueya mais aussi celui de Sokoro, le long de la frontière Côte d’Ivoire-Mali, vivent du trafic de carburant. Notre équipe de reportage a particulièrement observé ce trafic dans ces deux villages.

Plus de 24 millions FCFA en une semaine

Par semaine, ce sont quarante mille litres de carburant, en proportions égales en gasoil et essence, qui passent de l’autre côté de la frontière. Le volume est énorme, le montant engrangé aussi. Plus de 24 millions FCFA en guise de bénéfice hebdomadaire. Côté énergie fournie, pas besoin de muscle d’Hercule. Juste quelques douze kilomètres à parcourir pour passer la frontière. Le risque de se faire prendre ? « Ça existe mais on gère ». Tous les jeunes vivant de ce commerce sont unanimes, ils ‘’gèrent’’ l’autorité chargée de surveiller la frontière. Traduction : on les arrose.

Pour éviter le vol de carburant les entreprises redoublent de vigilance sur leurs chantiers (Photo d’illustration DR)

Au litre, le trafic génère un bénéfice de 215 FCFA. « Quand on revient de la brousse, on partage ce bénéfice. Entre nous les acteurs du réseau et l’administration » affirme Bakary Salifou, 32 ans. Assimi Konaté la cinquantaine, coiffé d’un chapeau de cow-boy et assis sur le siège conducteur de son tricycle, révèle : « je me débrouille dans ça il y a  longtemps ». Selon lui, le trafic est vieux de quelques décennies avec une moindre importance à ses débuts. Aujourd’hui, il connait un boom.  « Après, les jeunes sont entrés dans le trafic. J’envoie les bidons et souvent des petites barriques au Mali ».

Ce transport, il l’effectue sur 12 kilomètres…  « Et à l’autre côté du fleuve les acheteurs qui ont fait la commande récupèrent le produit » a-t-il précisé. Le Mali est séparé de la Cote d’Ivoire, dans cette partie de Minignan, par un cours d’eau. Siaka Ilboudo, la quarantaine, un autre conducteur de tricycle   déclare «   le business est bon mais les jeunes gens sont entrés dedans ça commencé à devenir dangereux. Nous subissons des agressions depuis un moment.  Des collègues ont été victimes d’attaques, la recette emportée ».

Le trafic qui connait un boom depuis quelques années, des agressions qui se répètent, il y a de quoi s’interroger. De l’autre côté de la frontière, le Mali traverse une crise sécuritaire. Des groupes armés écument une partie de son territoire. Existe-t-il un lien entre ces groupes armés et le trafic de carburant ? Nos reporters ont continué de creuser.

Des attaques aux frontières ivoiriennes

La menace des groupes armés en provenance du Mali ou du Burkina Faso, autre pays infesté, n’est pas simplement théorique. En mars 2021, le poste frontalier de l’armée ivoirienne de Goueya (Folon) a été attaqué. Des hommes armés ont tiré sur les militaires ivoiriens qui ont réussi à les repousser sans perdre de soldats. En juin 2020, une autre attaque, meurtrière, celle-là, a ciblé les postes de Kafolo dans le département de Kong.  Des assauts seront aussi donnés sur des patrouilles de l’armée ivoirienne à Kologobo et Tougbo, dans le département de Tehini (Boukani) au Nord -Est du pays.

Les orpailleurs clandestins, premiers destinataires du carburant volé

De nombreux orpailleurs se ravitaillent au noir pour couvrir leurs besoins en carburant (Photo DR)

Où va le carburant qui transite frauduleusement par les pistes villageoises ? Nos investigations nous mènent au-delà de la frontière…au Mali. Suivre la piste du carburant nous permet de mettre en lumière une chose : une bonne partie du carburant alimente les sites clandestins d’orpaillage. Les chercheurs d’or utilisent des engins à la fois pour creuser et sortir le sable ainsi que pour aspirer l’eau des différents cours d’eau qui sont sur les sites d’exploitation.

Ils commandent aussi du carburant en Côte d’Ivoire pour leurs déplacements, généralement à moto et tricycles. La situation géographique de ces sites d’orpaillage (proche de la frontière ivoirienne) justifie en partie que ceux qui les exploitent s’approvisionnent en Côte d’Ivoire, un pays où le carburant est disponible même dans les contrées reculées.

Est-ce seulement chez les orpailleurs que va tout le carburant acheté aux frontières ivoiriennes ? Des jeunes ont été formels, une partie va ailleurs. Mais où exactement ? Il fallait pour le détecter, aller plus en profondeur au Mali…

Trafic de carburant dans l’insouciance

A Sokoro, nous sommes à cinq kilomètres de la frontière ivoiro-malienne. Dans cette bourgade, chef-lieu de sous-préfecture de la région du Folon au nord-ouest de la Côte d’Ivoire, une activité domine l’économie. Plus de cent cinquante mille litres de carburant transitent par là. Soit un chiffre d’affaires mensuel de cent millions FCFA. Dans l’année, les quelques huit mille habitants de Sokoro voient défiler plus d’un milliard de francs CFA. Une localité immensément riche donc. Sauf que cet argent ne profite qu’à un petit groupe d’individus, ceux qui s’adonnent au trafic du carburant.

Ils ont la tâche aisée. Ce transport de carburant ils l’assurent juste sur cinq kilomètres. Des obstacles sur la route ? Pas vraiment. Les autorités administratives et sécuritaires en charge de la répression de ce trafic se contentent souvent des généreuses visites des contrebandiers. Chacun y trouve son compte. Toutes les nuits, le carburant carbure au rythme des tricycles qui se succèdent.

Carburant volé ou vendu au su de tous

D’où vient le carburant vendu aux trafiquants ? L’interrogation nous a conduit sur deux pistes. La première, les stations régulièrement installées dans les villages frontaliers. Elles remplissent en permanence les bidons de 20 litres qui s’alignent à leurs pompes. « Ce sont nos principaux clients. A part les quelques villageois qui viennent prendre du carburant avec leurs motos, c’est avec les trafiquants que nous faisons notre chiffre d’affaires » nous révèle un pompiste.

Les tricycles sont le moyen le plus prisé par les trafiquants pour transporter le carburant (Photo d’illustration wikimedia.org)

La haute direction de ces stations sait que leurs ventes sont anormalement grandes. Mais…on ferme les yeux ! Tout comme les autorités administratives et sécuritaires qui ne se posent pas de question non plus. L’autre source est le butin du vol. Les victimes, les entreprises de BTP qui exercent dans la région à la faveur de marchés de bitumage.

Des employés véreux réussissent à soustraire des quantités important de carburant. M. Zida Seignor de l’entreprise EKDS joint au téléphone confirme le vol de carburant sur les chantiers. « J’ai fait   arrêter des employés voleurs de carburant et les receleurs. Ils ont été conduits au tribunal et mis en prison. Le vol de carburant est mauvais pour l’entreprise qui risque de voir son contrat rompu si elle exécute mal ou n’arrive pas à finir à temps les travaux indiqués dans son contrat ».

Traoré Moussa, de la société EBOMAF, chef des travaux de bitumage de la ville de Tengrela explique comment l’entreprise s’approvisionne en carburant et gère ses stocks. « Nous prenons notre carburant à Yamoussoukro pour les régions où nous travaillons. Nous le gardons dans nos zones de stockages. Ce sont de petites stations où nos machines et véhicules se ravitaillent uniquement pour exécuter les travaux ».

Siméon Kouadio coordonnateur de projet au sein de l’entreprise Etablissements Soro Zié et frères sur l’axe Korhogo-Waraniené, témoigne : « un de nos gardiens en charge de la sécurité du stock a écopé d’un an de prison ferme à la maison d’arrêt et de correction de Korhogo. Quand il a été surpris avec 10 bidons de 25 litres d’essence. Deux chauffeurs et un chef d’équipe ont été cités dans l’affaire ».  Ces vols sont récurrents mais ne constituent pas la source du carburant expédié au Mali.

Koné Samba, Diawarra Yacouba, Aly Ouattara & Dénis Kouman

Cet article s’inscrit dans le cadre du projet résilience pour la paix financé par le Peuple américain à travers l’USAID et mis en œuvre dans les zones frontalières nord de la Côte d’Ivoire.

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