Politique

Les sénateurs ivoiriens sont-ils payés à ne rien faire ?

Mis en place avec une précipitation peu commune, le Sénat n’est toujours pas au grand complet près de six mois après sa rentrée solennelle. Pourquoi le président Ouattara n’a toujours pas nommé le tiers restant de la chambre haute du parlement ivoirien ?

C’est l’une des nouveautés de la constitution de la IIIème République adoptée en novembre 2016 : la création du Sénat voulue par le président de la République. Ce 12 avril 2018, le ministre Jeannot Ahoussou Kouadio, fraîchement élu président du Sénat a le sourire; c’est la rentrée solennelle de l’institution dont-il est le premier président. Il a à ses côtés le président Alassane Ouattara et son « ainé » Henri Konan Bédié.

Pourtant, la célérité avec laquelle le Sénat a été mis en place intrigue. Il s’est écoulé précisément 40 jours entre la date à laquelle le président de la République a pris en conseil des ministres l’ordonnance controversée N° 2018-143 du 14 février 2018 fixant les règles de l’élection sénatoriale et le 24 mars, date de la tenue du scrutin. « C’est peu de dire que ça été une course contre la montre pour pouvoir déposer les dossiers » confie d’emblée un sénateur du Rassemblement des républicains (RDR). « Le plus étrange, c’est que depuis l’élection des premiers sénateurs, on n’est toujours pas au grand complet comme prévu dans la constitution » renchérit un autre qui a requis l’anonymat à l’instar de la plupart des élus (femmes et hommes) interrogés.

Une mise en place au pas de charge

Toutefois, si l’ordonnance du chef de l’Etat détermine les règles relatives à l’élection des sénateurs, elle reste muette sur les conditions de nomination du tiers des membres de cette institution prévues à l’article 90 de la constitution. Le président Jeannot Ahoussou Kouadio élu par 66 sénateurs sur 99 est-il dans ce cas légitime ? La question paraît banale, surtout qu’il était candidat unique. Mais en croire ce sénateur élu sans étiquette, s’interroge sur cette installation une mise en place au pas de charge. « La question se pose d’autant plus que les 33 autres sénateurs n’ont pas eu leur mot à dire. L’un d’entre eux aurait peut-être brigué la présidence« , exprime-t-il, un peu amer.

Qu’importe, réplique un sénateur du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), sans doute proche de l’ancien Premier ministre, « il est là et il a été élu ; c’est l’essentiel ». Concernant le boycott de cette élection par l’opposition, l’élu reprend à son compte la fameuse citation selon laquelle « la politique de la chaise vide n’a jamais payé ». Avant de poursuivre :

« il faut dialoguer et nous continuerons à le faire. Le dialogue, c’est ce que nous avons toujours prôné. Le président Ahoussou est un homme de dialogue et de paix. Mais on ne peut pas attendre que tout le monde soit content. Autrement, rien ne se fera ».

Tactique politique et marchandage ?

Mais pourquoi le président de la république n’a-t-il toujours pas nommé les 33 autres sénateurs pour que la chambre soit au grand complet lors de sa rentrée solennelle? A l’instar de l’amnistie surprise accordée en août dernier, va-t-il tendre la main à l’opposition en nommant des cadres du Front populaire ivoirien (FPI) ?

Dans une interview accordée à Le Patriote, quotidien proche du RDR, Zoro Bi Epiphane, cadre du parti au pouvoir, affirmait que « la nomination des 33 sénateurs devrait intervenir avant le 12 avril, date de rentrée solennelle du sénat ». Cinq mois plus tard, force est de constater qu’il n’en est rien. A en croire certains, le sujet est devenu sensible au palais. Surtout avec la crise ouverte entre Ouattara et Bédié sur la question du parti unifié RHDP. « C’est une affaire qui devait-être réglée depuis longtemps. Mais le président a temporisé. On peut dire qu’il n’a pas eu tort quand on voit aujourd’hui le comportement de nos anciens alliés du PDCI », révèle un cadre du parti du chef de l’Etat.

Une institution aussi emblématique que le sénat peut-elle valablement fonctionner en étant amputé d’un tiers de ses membres ? Certains d’entre eux n’y voient aucun inconvénient dès lors que la décision ne leur incombe pas. D’autres, en revanche, expriment leur incompréhension. Un sénateur élu sous la bannière RHDP, la coalition au pouvoir, éprouve une gêne quand on lui pose la question. Il esquive d’abord, puis finit par se lâcher :

« c’est compliqué à dire. J’aurais préféré que l’on soit totalement prêt avant d’organiser les élections. Maintenant on se rend compte que rien n’avait été vraiment préparé, peut-être qu’il y avait des raisons de stratégie politique que ni vous et ni moi-même ne pouvons savoir« .

Ce que font les « vénérables« 

Nos « vénérables« , puisque c’est de cette façon qu’il convient de les appeler, sont-ils payés en l’absence de leurs collègues ? Si certains parmi eux ont refusé de répondre à cette question, nous renvoyant au service administratif du Sénat, Abdoulaye Tanoh, sénateur RDR de l’Indénié-Djuablin a confirmé qu’il reçoit ses émulations. En tout cas, il est prévu une dotation de 3,375 milliards de francs Cfa dans le budget 2018 pour le fonctionnement de la deuxième chambre du parlement.

Depuis leur rentrée solennelle d’avril dernier, les sénateurs ivoiriens ont travaillé principalement sur les statuts et règlement intérieur. Il a également été question de la mise en place des commissions et organes de l’institution. Ces documents de travail ont d’ailleurs été transmis au Conseil constitutionnel pour observation. Et cette semaine, ils étaient en séminaire de formation pour « mettre certains à niveau et renforcer les capacités d’autres ». Car, autant il y a des personnalités politiques aguerries parmi eux, autant il y des nocives qui ne savent grand-chose du fonctionnement d’une assemblée de ce type.

Le Sénat, un « machin »

Les élections sénatoriales avaient été boycottées par l’ensemble de l’opposition y compris par le FPI de Pascal Affi N’Guessan qui avait participé aux législatives de 2016. Plusieurs observateurs avaient souligné qu’il n’y avait pas d’urgence à mettre en place le Sénat avant le renouvellement des conseils municipaux et régionaux prévu en octobre prochain. Et si c’était précisément une stratégie politique ?

On peut aussi s’interroger sur la décision récente du président Ouattara d’adresser un courrier au président du Sénat dans lequel il rappelle fort opportunément les articles 181 et 182 de la constitution transférant le pouvoir du parlement à l’Assemblé nationale en attendant la mise en place du Sénat. En réalité, cette chambre est en place et a même fait sa rentrée solennelle. Le problème, c’est la nomination des membres restant.

Quand on sait que cette situation est due à une décision ou à une non-décision du président himself, on est en droit de se demander, comme le fait ce sénateur visiblement remonté, si le locataire du palais du plateau ne prend pas le Sénat pour un « machin qui ne doit son existence qu’à lui et lui seul« . Une phrase qui en dit long sur l’état d’esprit des sénateurs.

Ab Bakhary Traoré

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