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L’Etat ivoirien spolie 11.000 hectares de terre à Famienkro

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L’Etat de Côte d’Ivoire a octroyé à la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP), filiale du groupe belge SIAT (Société d’investissement pour l’agriculture tropicale), environ 11.000 hectares de terre à Famienkro dans le département de Prikro. Les populations de la localité située à 313 km d’Abidjan dans le Sud-Est de la Côte d’Ivoire conteste cette décision.

Depuis les premières heures du processus d’expropriation, les communautés villageoises réclament la propriété de cette parcelle cédée à la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP). Mais le gouvernement estime que ces terres ont été purgées de tout droit coutumier et appartiennent désormais au patrimoine de l’Etat. Nous avons vérifié la véracité des propos du Gouvernement sur la base de plusieurs entretiens, documents judiciaires et visites du site en exploitation.

Lors de l’atelier sur la prévention des conflits dans les zones agroindustrielles le 30 mars 2016 à Abidjan, le directeur du foncier rural, Constant Delbé Zirignon, affirme que la parcelle d’environ 11.000 hectares à Famienkro a été concédée à l’Etat au moment de l’installation en 1979 de l’ex-complexe sucrier Sérébou-Comoé exploitée par de la Société pour le développement du sucre (SODESUCRE), une société d’Etat. L’administrateur estime que les terres au cœur du conflit ont été immatriculées au nom de l’Etat de Côte d’Ivoire et en conséquence de cette immatriculation cette parcelle est purgée de tout droit coutumier. Selon le Gouvernement, aucun droit coutumier (juridiquement) ne peut se concevoir sur une terre immatriculée.

« Nous avons été en procès avec certains habitants du village de Famienkro – en tout cas de cette zone – et nous avons pu leur expliquer qu’il s’agissait de terres concédées au profit de l’Etat et qu’en application de la loi 2013, l’Etat était en droit d’obtenir l’immatriculation de ce terrain et c’est ce qui a été fait effectivement », soutient Constant Delbé Zirignon.

Le directeur du foncier rural va plus loin et précise que les terres de Famienkro ont été mises à la disposition du ministère de l’agriculture pour le développement agricole. Des actes administratifs étant intervenus, ces terres sont devenues des terres concédées. L’Etat a immatriculé la terre puis passé un bail emphytéotique avec l’entreprise agroindustrielle qui a été installé sur ces terres (la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP).

Ces propos ont été tenus alors que les populations continuent de revendiquer ces terres. En effet, lors d’une manifestation en juillet 2015 à Famienkro, l’intervention des forces de l’ordre a causé la mort deux villageois : Assué Amara et Ali Amadou. 71 personnes (dont le roi de Famienkro et le chef du village de Koffesso) ont été arrêtées et emprisonnées à M’Bahiakro. Au cours de cette détention, un jeune homme du nom de Siriki Koffi Abdoulaye est également décédé le 3 janvier 2016. Si à ce jour, toutes les personnes arrêtées ont été libérées, sans jugement, la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP) continue ses activités à Famienkro. « Nous n’avons pas été associés à ce projet d’hévéaculture », s’indigne le roi de Famienkro, Nanan Akou Moro II (de son vrai nom Daouda Mahaman), 68 ans.

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A qui appartiennent les 11 000 hectares de terre à Famienkro ?

Dans le bras de fer qui oppose les populations de Famienkro au Gouvernement, la question de la paternité du patrimoine foncier disputé reste la préoccupation principale. Quelles sont les preuves qui fondent la déclaration du directeur du foncier rural ? Saisi par courrier, le ministère de l’agriculture et du développement rural n’a pas répondu. Également contacté, la CHP a répondu par cette formule poliment administrative : « compte tenu du contexte actuel, nous sommes malheureusement tenus de nous astreindre à une certaine réverse et sommes obligés de décliner votre proposition » d’interview. Pour le Dr Frédéric Varlet, expert français fort d’une quinzaine d’années d’expérience sur le foncier en Côte d’Ivoire, l’Etat doit prouver que les communautés lui ont effectivement cédé cette parcelle.

« Si la preuve de cette purge des droits coutumiers peut être apportée, l’État peut donc bien revendiquer la détention des droits coutumiers du fait de les avoir achetés », observe cet agroéconomiste. « L’Etat n’a aucun document », soutient Sinan Ouattara (porte-parole du roi de Famienkro) qui a été emprisonné en 2013 puis en 2015 avant d’être libéré, dans le cadre de cette affaire. A ce jour, aucun acte administratif lui attribuant les terres exploitées par la SODESUCRE entre 1979 et 1982, et qui constituerait un acte de concession décidé à son profit et lui permettrait d’immatriculer les terres de Famienkro à son nom, n’a été produit par l’Etat. En plus, l’ex-complexe sucrier avait occupé pour ses activités 5.000 hectares de terre or l’Etat a attribué 11.000 hectares à la CHP.

Il n’y a pas eu de purge de droits coutumiers

L’Etat et les communautés rurales revendiquent chacun la propriété de la terre. Pour démêler l’écheveau, le tribunal de M’Bahiakro, saisi par les populations, ordonne une mise en état foncière afin de déterminer la nature du contrat qui a été conclu entre l’Etat et les villageois au moment de l’installation de la SODESUCRE et vérifier s’il y a eu effectivement une purge des droits coutumiers. Sur ce dernier point, le directeur du foncier rural a répondu le 20 novembre 2014 au tribunal de M’Bahiakro que « l’Etat étant le propriétaire de l’espace querellé, il n’y a pas lieu à purge de droit coutumier ».

L’Etat, poursuit-il, « par des arrêtés successifs, s’est contenté d’indemniser ceux dont les cultures avaient été détruites pour la réalisation du projet de l’ex-complexe sucrier Sérébou-Comoé » a consigné dans son rapport de mise en état (22 janvier 2015) le juge Armand Gueya, président de cette juridiction. Il n’y a donc pas eu de purge des droits coutumiers : juste des indemnisations pour des cultures détruites. Les arrêtés dont parle le directeur du foncier rural sont les arrêtés N° 542 AGRI et N° 543 AGRI du 19 avril 1979 et N°885 AGRI du 26 juin 1979 qui autorisent au profit de plusieurs planteurs le paiement « d’indemnités pour destruction de cultures sur le terrain mis à la disposition du ministère de l’Agriculture pour la réalisation d’opérations de développement agricole ». Ce sont les seuls documents officiels que le Gouvernement a brandi lors de ce procès pour revendiquer la propriété de la parcelle querellée.

L’affaire Famienkro est à cheval sur deux périodes de la réglementation foncière ivoirienne : l’une régie par les textes en vigueur avant l’adoption de la loi de 1998 sur le foncier rural et celle d’après. Même en tenant compte de ces deux périodes, il est important de faire une distinction entre la purge des droits coutumiers sur une parcelle et les indemnisations pour cultures détruites. Le décret N° 72-116 du 9 février 1972 fixe le barème d’indemnisation pour destruction de cultures dans le cas de l’exécution de travaux d’utilité publique (routes, hydraulique, hôpitaux, écoles…). Le décret 71-74 du 16 février 1971 relatif aux procédures domaniales et foncières souligne que l’attribution d’un terrain rural est subordonnée notamment à l’immatriculation du terrain au nom de l’Etat « pour le purger de tous droits des tiers et garantir l’origine de la propriété ». Quand le décret-loi N° 5-580 du 20 mai 1955 renchérit en précisant que « nul individu, nulle collectivité ne peut être contraint de céder ces droits [les droits coutumiers exercés sur les terres] si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste compensation ».

L’Etat n’a jusque-là pu faire la preuve d’une purge foncière ni d’un contrat avec les communautés qui matérialise la cession de ces terres. Ce qui remet ici en cause la notion de terres concédées.

L’Etat exproprie les terres des communautés

Devant le juge, le directeur du foncier a développé un autre argument : les terres vacantes et sans maitre appartiennent à l’Etat selon l’article 1er du décret du 15 novembre 1935 portant réglementation des terres domaniales et l’article 713 du code civil. Lorsque le ministre de l’agriculture, Mamadou Sangafowa Coulibaly, se rend à Famienko à la veille de la signature le 14 septembre 2013 de l’accord-cadre entre le gouvernement et la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP) pour le démarrage des activités de cette compagnie, il rassure les villageois hostiles au projet qu’à « la fin de l’exploitation, les terres vont revenir à leurs propriétaires ».

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« Faites donc vos titres de propriété afin que vos terres vous reviennent » a plaidé le ministre face aux populations. Paradoxalement, au moment où le Gouvernement engage la procédure d’immatriculation en avril 2014, il soutient que cette parcelle appartient à l’Etat comme terre vacante et sans maitre. Mais pour l’avocat des communautés, les terres sont la propriété de ses clients.

« Les arrêtés indiquent bien que c’est une mise à disposition. Aucun titre n’est détenu par la SODESUCRE sur les parcelles. On ne peut donc pas dire qu’une parcelle de terre sur laquelle des mises en valeur ont été faites depuis des siècles est sans maître. C’est le maître qui met à disposition la terre », estime Me Serge Pamphile Niahoua.

La parcelle querellée n’étant pas une terre concédée, l’Etat ne peut l’immatriculer en son nom. L’immatriculation faite constitue une expropriation des terres des communautés par l’Etat. En effet, la loi N° 98-750 du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural, qui reconnait les droits coutumiers, apporte une innovation de taille : l’Etat n’est plus le propriétaire de toutes les terres rurales. Alors qu’avant l’entrée en vigueur de cette loi, l’Etat pouvait accorder des titres d’occupation sur une terre non immatriculée. « Cette possibilité n’est plus offerte à l’Etat. L’Etat a d’ailleurs perdu sa qualité de propriétaire éminent de toutes les terres. Il n’est propriétaire que des terres immatriculées à son nom », expliquait à Nairobi au Kenya le magistrat Léon Désiré Zalo, alors directeur du foncier rural et du cadastre rural, au ministère ivoirien de l’agriculture (novembre 2004).

Malgré l’existence de ce bras de fer juridique, le Gouvernement a attribué les 11.000 hectares de parcelle à la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP) à travers la signature de l’accord-cadre en septembre 2013, c’est-à-dire avant même que le processus d’immatriculation de la terre ait été engagée par le ministère de l’agriculture en avril 2014 !

Le développement et l’amélioration des conditions de vie des populations locales promis a viré à la désillusion. La promesse de création de 8.000 emplois a laissé place à des emplois précaires. Les rémunérations proposées aux travailleurs recrutés sur place sont en deçà du salaire minimum garanti (SMIG) qui est de 60.000 francs CFA. Hors mis le petit personnel de l’entreprise, entre 800 et 1.000 journaliers travailleraient dans les plantations ; des chiffres qui auraient baissé aujourd’hui. « Par mois, en dehors des dimanches, on peut avoir 39.000 francs CFA. Moi par exemple, je suis à l’irrigation, donc je travaille tous les jours et j’ai donc la chance d’avoir des heures supplémentaires. Ce qui fait que je peux avoir 50.000 ou 60.000 francs CFA. Si tu n’as pas d’heures supplémentaires, en tout cas, ton salaire à la fin du mois fait 39.000 francs CFA », s’indigne Moussa Ali, un journalier de la filiale de la compagnie belge.

En dépit de cette expropriation, les communautés continuent de revendiquer la propriété de ces terres… mais sans succès. Elles craignent de perdre leurs terres, principalement utilisées jusque-là pour les cultures de subsistance, au profit de l’hévéaculture industrielle. Ce qui fait planer un risque d’insécurité alimentaire dans les villages concernés actuellement, mais aussi pour les générations futures. Les populations de Famienkro attendent que le tribunal de M’Bahiakro tranche en disant le droit.

Anderson Diédri

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