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L’observation indépendante : un outil de gestion durable des forêts

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La Côte d’Ivoire, qui a perdu 80% de ses forêts en 50 ans, passant de 16 millions d’hectares de forêt à moins de 3 millions à ce jour, veut inverser cette tendance. Un outil de gestion durable des ressources s’offre aujourd’hui au pays : l’observation indépendante.

L’Observation indépendante, généralement utilisée par les organisations de la société civile, est une approche qui vise à évaluer le respect de la réglementation ou des règles dans un processus ou un domaine d’activité, à relever les dysfonctionnements constatés et à proposer des recommandations en vue de les corriger. Cette démarche, beaucoup utilisée dans le domaine des élections pour s’assurer de la crédibilité d’un scrutin, s’est étendue depuis plusieurs années à d’autres domaines comme le secteur minier, des hydrocarbures, du foncier, de la pêche, aux infrastructures de développement (barrages, routes, autoroutes), au domaine forestier…

Rodrigue N’Gonzo, facilitateur FLEGT en Côte d’Ivoire, souligne qu’on peut l’appliquer « à presque tous les domaines ». Toutefois, pour faire une observation indépendante, il conseille de « développer des procédures adaptées, des méthodologies pour pouvoir générer une information fiable et crédible qui puisse être utilisée par les acteurs en jeu ».

« Elle se base sur des preuves vérifiables, c’est-à-dire que tout ce qu’avance l’observateur indépendant doit pouvoir être vérifié », ajoute Virginie Vergnes, responsable de programme gestion durable des forêts à la Fondation pour les chimpanzés sauvages (WCF) en Côte d’Ivoire.

Deux approches : un même objectif

Il y a deux types d’observation indépendante : l’observation indépendante mandatée (OIM) qui est menée avec une autorisation généralement de l’administration, et l’observation indépendante externe (OIE) qui se fait sans mandat. Après avoir expérimenté l’observation indépendante « pour la première fois » au Cambodge dans l’exploitation du bois, Global Witness, l’Ong britannique spécialisée dans la lutte contre le pillage des ressources naturelles (pétrole, diamants, bois) et la corruption, l’a ensuite développée en Afrique au Cameroun entre juin 2000 et mars 2005 dans le domaine de l’exploitation forestière.

Depuis janvier 2010, le bureau d’études belge AGRECO, en partenariat avec l’Ong Cameroon environmental watch (CEW), assure une nouvelle phase d’observation indépendante mandatée des forêts. D’autres organisations comme FODER, CED (Centre pour l’environnement et le développement), CAFER (Centre d’appui aux femmes et aux ruraux)…ont aussi développé l’observation indépendante externe. Mais, précise Rodrigue N’Gonzo, anciennement président de l’association Forêts et développement rural (FODER) au Cameroun, seule l’observation indépendante externe se poursuit aujourd’hui dans ce pays de l’Afrique centrale.

Après Global Witness, Resource extraction monitoring (REM) a poursuivi jusqu’en décembre 2009 le mandat d’observateur indépendant mandaté d’abord au Cameroun puis en république du Congo et en république démocratique du Congo. A la fin de ce projet, des cadres locaux impliqués dans ces processus ont ensuite pris le relais en mettant en place l’Organisation pour la gouvernance forestière (OGF) en république démocratique du Congo et le Centre d’appui pour la gestion durable des forêts (CAGDF) en république du Congo, un pays dans lequel la mise en œuvre de l’OI a bénéficié de l’implication active des autorités gouvernementales.

En république démocratique du Congo, le Réseau ressources naturelles (RRN), une plateforme créée en 2002 et composée de plusieurs organisations de la société civile, a mis en place à partir de 2012 un mécanisme d’observation indépendante externe en continuité de ses activités de suivi indépendant qu’il réalisait déjà dans le secteur minier, pétrolier… La république centrafricaine met également en œuvre l’observation indépendante « officiellement » depuis cette année 2017. Globalement, tous les pays producteurs de bois du bassin du Congo, en dehors du Gabon et de la république Equato-guinéenne, sont couverts par des activités d’observation indépendante mandatée, externe, ou les deux.

« Ce qui permet véritablement à la fin d’améliorer la transparence dans le secteur forestier et la diffusion des informations mais aussi de renforcer considérablement l’application des lois sur le terrain en luttant à la fois contre la corruption qui prévaut souvent dans l’exercice des fonctions de contrôle forestier », souligne Rodrigue N’Gonzo.

L’ancien pensionnaire du Centre international pour le développement et la formation (CIDT) de l’Université de Wolverhampton de Londre ajoute : « le premier rôle de l’observation indépendante est la protection des forêts. Elle ne peut pas le faire seule mais elle y contribue ».

L’expérience ivoirienne

Jusque-là absente de cette démarche, l’observation indépendante sera expérimentée en Côte d’Ivoire à partir de 2014 par la WCF. L’organisation spécialisée dans la protection des chimpanzés et de leurs habitats saisit l’opportunité de l’adhésion en 2011 du pays dans le processus FLEGT (Application des réglementations forestières, gouvernance et échanges commerciaux), un accord actuellement en cours de négociation entre l’Union Européenne et la Côte d’Ivoire, pour développer l’OI.

Rodrigue N’Gonzo, facilitateur FLEGT en Côte d’Ivoire

« Quand la Côte d’Ivoire a signé son entrée dans les négociations de l’Accord de partenariat volontaire FLEGT, il y a eu des financements qui se sont ouverts notamment pour appuyer des projets d’observation indépendante. En Côte d’Ivoire, en tout cas, nous ne connaissions pas comment utiliser cette approche », se souvient Virginie Vergnes.

Pour mener son premier projet d’observation indépendante avec mandat de la Société de développement des forêts (SODEFOR) dans la forêt classée du Cavally (située entre Taï et Zagné, dans l’ouest du pays) où elle travaille depuis plusieurs années, la WCF fait appel à Field legality advisory group (FLAG), une organisation basée au Cameroun, pour renforcer ses capacités et celles de communautés riveraines de cette forêt de plus 64 000 hectares exploitée par la Société de transformation du bois du Cavally (STBC).

Des missions sont ont été menées conjointement sur le terrain et la WCF a produit son premier rapport avec le soutien de cette organisation. Ce qui lui a permis, en plus des inventaires de faune, de l’appui à la SODEFOR dans ses missions de surveillance et de lutte contre les infiltrations paysannes pour la culture de cacao qui se sont particulièrement développées depuis 2011 et qui menacent cette forêt, d’évaluer le respect de la réglementation forestière aussi bien par l’administration forestière que par l’opérateur qui dispose depuis novembre 2010 d’une convention d’exploitation d’une durée de 25 ans.

Des dysfonctionnements ont été relevés au niveau des procédures de la SODEFOR et des irrégularités ont été constatées au niveau des activités de la STBC. Le cas le plus frappant relevé dans le rapport de 2015 est la coupe de 425 arbres qui n’avaient pas été autorisés et dont certains avaient été exploités en dehors des blocs 18 et 6 (zones d’exploitation autorisées). Une exploitation frauduleuse donc. « L’observation indépendante n’agit pas comme le contrôle. C’est de remonter les irrégularités et les infractions au niveau de l’administration », tempère Virginie Vergnes, qui ajoute : « il y a des mesures correctives qui ont été adoptées par la SODEFOR et l’opérateur suite aux dysfonctionnements qu’on avait relevé la première année. Il y a environ 50% des mesures correctives qui ont pu être appliquées l’année dernière. Donc il y a une amélioration ».

Améliorer la gouvernance forestière

L’observation indépendante permet d’améliorer les pratiques et la transparence en vue d’une gestion durable des forêts. Elle permet à l’administration forestière de faire respecter de manière rigoureuse les lois et procédures et de lutter contre l’exploitation illégale, emmène les opérateurs à se conformer aux plans d’aménagement et à leurs obligations contractuelles. Valérie Biéhou, coordonnateur de l’Observatoire pour la protection de la faune et de la flore tropicale (OPRFT), organisation basée à Taï qui a également bénéficié de la formation sur l’OIM dans le cadre du premier projet de la WCF, assure qu’« aujourd’hui par exemple, en terme d’acquis, l’opérateur ne fait plus de l’exploitation comme il le faisait par le passé ». Car, relève-t-il, des équipes d’observateurs indépendants sont sur le terrain pour vérifier le marquage des arbres et s’assurer que seuls les arbres autorisés à la coupe sont prélevés et que les espèces en voie de disparition sont préservées.

Il fait remarquer qu’avant, les populations riveraines ne savaient pas qu’elles avaient droit à une part du bénéfice réalisé par l’entreprise qui exploite la forêt classée. Mais grâce aux informations divulguées par l’observation indépendante, « les communautés sont informées et elles sont à pied d’œuvre pour mettre en place une commission forêt », Pour Valérie Biéhou, c’est un changement important, l’entreprise ne fera plus des dons aux populations « au gré de ses humeurs ». D’ailleurs, cette commission forêt devrait recevoir 4 millions francs Cfa d’ici la fin de l’année pour des travaux de développement dans les 11 villages riverains de la forêt classée de Cavally, l’opérateur assurant avoir déjà investi 16 millions francs Cfa au titre travaux d’aménagement routier.

Rodrigue N’Gonzo rappelle qu’au Cameroun, le plaidoyer mené à partir des informations générées par l’observation indépendante a permis de « défendre la restauration » des 10% des redevances forestières qui étaient dus aux communautés locales que le ministère des finances avait supprimé en 2014 et envisageait même de les annuler.

« Ce n’est toujours pas 10%, mais c’est déjà 6,75% et donc les communautés continuent de se battre pour récupérer au moins les 10% de redevances qui leur étaient dus. En dehors de cela, certains rapports d’observation indépendante ont permis aux communautés de bénéficier d’infrastructures sociales réalisées par les entreprises conformément à leur plan d’aménagement et que les entreprises ne les avaient pas réalisées ; et donc les communautés ont vu leurs conditions de vie améliorer », expose le facilitateur FLEGT en Côte d’Ivoire.

Des obstacles subsistent

Mais l’observation indépendante se fait non sans difficultés. D’abord, elle nécessite des ressources financières non négligeables. Pour l’instant, la faiblesse des financements disponibles reste l’un des principaux freins au déploiement de l’observation indépendante en Côte d’Ivoire. Ensuite, disposer des compétences techniques, voire juridiques ; ce qui nécessite parfois un renforcement de capacités.

Une autre contrainte subsiste : l’accès aux informations pertinentes pour faire des analyses de fond sur les activités forestières. « Et ce n’est pas toujours évident d’avoir accès à ces informations en particulier lorsqu’on n’est pas observateur indépendant mandaté », prévient Rodrigue N’Gonzo, dont l’organisation qu’il dirigeait auparavant, FODER, mène l’observation indépendante externe au Cameroun avec succès.

Justement, c’est le constat que fait Marc Anthelme Kouadio, coordonnateur de l’Association IDEF, Initiatives pour le développement communautaire et la conversation de la forêt. Son organisation mène depuis quelques mois un projet pilote d’observation indépendante externe des forêts dans la région du Cavally, la toute première en Côte d’Ivoire. Objectif : développer cette approche dans les périmètres d’exploitation forestière (PEF).

« Cette approche est une OI non mandatée. Cette approche est la toute première en Côte d’Ivoire. Ce n’est pas facile parce qu’il n’y a pas de mandat, l’accès à la documentation est difficile mais on essaie avec des méthodologies particulières d’avoir accès à tous les documents nécessaires pour faire les analyses documentaires et conduire les différentes missions de terrain. Mais pour nous, c’est de montrer qu’avec peu il est possible de faire l’OI mandatée et l’OI non mandatée en Côte d’Ivoire », explique-t-il.

« Nous, on a un mandat qui nous permet déjà d’avoir accès aux documents, qui nous permet de pouvoir rentrer en forêt classée sans difficulté. On a beaucoup d’échanges avec la SODEFOR », précise pour la part Virginie Vergnes.

Auréolée par expérience acquise dans le Cavally depuis deux ans, la WCF a étendu cette année l’observation indépendante à deux nouvelles forêts : les forêts classées de Yaya (Alépé) et de la Besso (Adzopé). Pour ce nouveau projet, l’Ong spécialisée dans la protection des chimpanzés a initié une formation à l’intention de plusieurs organisations nationales de la société et des communautés riveraines de ces forêts classées du 31 juillet au 5 août 2017 à Abidjan. Une visite de terrain a également été organisée dans la forêt classée de Yaya, exploitée par la société ITS (Industrie tropical de sciage).

« Maintenant on fait l’observation indépendante dans trois forêts classées et c’était aussi important pour nous de former maintenant d’autres ONG qui puissent avoir cette capacité de faire ces analyses documentaires, les entretiens et aussi les missions de terrain pour voir comment s’applique la réglementation forestière de la Côte d’Ivoire », justifie la responsable de programme gestion durable à la WCF.

D’ailleurs, estime le capitaine Guy-Roger Adou, chef de l’Unité de gestion forestière en charge de la forêt classée de Yaya, la gestion durable des forêts est aujourd’hui à la fois de la « responsabilité » aussi bien de la SODEFOR, de l’industriel qui exploite que de la société civile. Une étape est tout de même cruciale dans la conduite de l’observation indépendante : l’analyse documentaire. Car, souligne Raoul Daplé, ingénieur forestier et chargé du programme FLEGT à la WCF, « 70% des infractions et des dysfonctionnements relevés lors de la première phase du projet résultent de l’analyse des documents ».

Anderson Diédri

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