Naguère paisible, le destin de Famienkro, petite sous-préfecture située 23 Km de Prikro (313 Km d’Abidjan, dans le centre de la Côte d’Ivoire), a subitement basculé en 2013. La raison : l’installation de la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP), filiale du groupe belge SIAT (Société d’investissement pour l’agriculture tropicale).
L’implantation de la CHP à Famienkro a plongé cette localité dans la violence. Aujourd’hui, le vent de la division entre les populations souffle à la vitesse d’un cyclone. Et comme si l’opinion ne devait pas savoir ce qui se passe à Famienkro, tout ici est mis en œuvre pour que rien ou presque ne filtre sur l’affaire de l’installation de la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP). Agir de telle sorte que les journalistes en particulier ne puissent pas avoir accès à l’information et surtout aux personnes qui pourraient éclairer les ivoiriens sur le drame qui se vit dans cette partie du pays.
Le mercredi 16 novembre 2016, nous nous rendons à Famienkro avec une équipe de l’Agence France Presse (AFP). En début de soirée, le chef du village Issouf Bakary assure que notre démarche de le rencontrer est la voie indiquée. Car, explique-t-il, dans une localité où il n’y a pas de maire, « c’est le chef du village qui est la porte d’entrée ». « Vous faites bien de venir me voir. Je suis un sachant. Je vais vous dire tout ce que vous voulez savoir sur cette affaire. Revenez demain matin ».
Une omerta bien entretenue
Comme convenu la veille, nous sommes là le lendemain 17 novembre, dans la matinée. A notre grande surprise – et comme on le craignait aussi – le chef se rebiffe. Il nous demande d’avoir l’autorisation du sous-préfet Innocent Kouamé Yao avant de se prononcer. L’administrateur civil à son tour nous renvoie au préfet du département de Prikro et au préfet de la région du Iffou qui est à Daoukro, à une soixantaine de Km plus loin. En janvier 2016, c’est la même démarche que le sous-préfet de Famienkro avait adoptée. Et, à un courrier que nous lui avons envoyé, le préfet par intérim de Prikro Pierre Gonbagui avait également répondu par courrier le 23 février 2016 ceci :
« l’installation de la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP) procède de la volonté du gouvernement de Côte d’Ivoire, dans le cadre du Programme national d’investissement agricole (PNIA), de créer des emplois et réduire la pauvreté en milieu rural par ce projet intégré d’hévéaculture et de cultures vivrières ».
Pour plus d’informations, il nous suggérait « de prendre attache avec le ministère de l’agriculture et du développement rural, initiateur du projet ». Les services du ministre Mamadou Sangafowa Coulibaly, qui avaient déjà été saisis, n’ont jusqu’à ce jour pas répondu.
Malgré notre volonté d’avoir la version des partisans du projet hévéa, nous nous heurtons encore une fois au jeu de ping pong – soigneusement et insidieusement entretenu – entre les autorités administratives et traditionnelles de Famienkro. Nous nous tournons vers les protestataires qui contestent toujours l’attribution de la parcelle d’environ 11.000 hectares à la filiale du groupe SIAT. Chef de file des « non hévéa« , le roi de Famienkro Nanan Akou Moro II (Daouda Mahaman, à l’état civil), 68 ans, entourés de quelques proches, reste ferme malgré les épreuves qu’il a traversées.
« Même s’ils me tranchent la gorge, je ne soutiendrai jamais ce projet », déclare-t-il avec vigueur, après avoir passé six mois à la prison de M’Bahiakro pour son opposition au projet.
Comme lui, plusieurs protestataires avaient été arrêtés en juillet 2015 après à un soulèvement populaire qui s’est soldé par deux morts suite à l’intervention de l’armée. Parmi les opposants au projet, Seydou Bakary (90 ans) qui a également passé six mois derrière les barreaux. Selon lui, trois sociétés, dont la Société pour le développement du sucre (SODESUCRE) installée la première en 1979, ont exploité la parcelle concernée sans que cela ne bascule en un conflit entre l’Etat et les communautés. Mais concernant le projet d’hévéaculture industrielle de la CHP, la démarche du gouvernement a été maladroite.
« Avec la CHP, on veut forcément prendre nos terres. L’Etat dit qu’il a des terres ici, nous avons répondu NON. Parce que quand la SODESUCRE s’installait, l’Etat n’a pas acheté (purgé les droits coutumiers, ndlr) la terre. L’Etat a soutenu le contraire. Voilà les raisons de la colère du gouvernement. J’ai demandé devant le juge si l’Etat a acheté la terre, qu’il nous montre les documents qui le prouvent, il a été incapable de les produire », raconte d’une voix révoltée, le vieillard assis sur une natte.
La division s’installe et s’enracine
Ce projet a radicalement divisé les villageois désormais étiquetés « oui hévéa » ou « non hévéa » selon qu’ils appartiennent à un camp ou à l’autre. A son retour de prison, Seydou Bakary avait arrêté de prier à la mosquée de Famienkro à cause des tensions entre les deux groupes qui s’opposent. Il a dû reconsidérer sa position sur les conseils d’un de ses frères. Mais il précise :
« J’ai vais prier à la mosquée seulement les vendredis, les autres jours, je n’y vais pas parce que je ne suis pas content. Comme je ne suis pas content, me rendre là-bas serait comme me rendre complice de leur acte ».
Moussa Komenan (appelé Kota Lama), qui remplace l’imam adjoint quand ce dernier est absent, a aussi séjourné à la prison de M’Bahiakro. Il ne comprend pas ce déferlement de haine qui s’est emparé de son village où des frères se regardent désormais en chien de faïence.
« Quand j’étais en prison, il (l’imam adjoint, ndlr) a dit à mon papa qui est assis ici et lui a demandé de me le signifier, que : « si je ne sais pas, je suis un esclave, donc si j’arrive, de me retirer de la mosquée ». Donc effectivement, quand je suis arrivé, je me suis retiré parce que je ne veux pas d’histoires. Seuls les vendredis je me rends à la mosquée pour prier. A part ça, je fais tout à la maison avec mes enfants de l’école coranique », fait-il observer.
« Quand je suis parti en prison, les gens ont cassé ma maison. Ils ont pris 3,5 millions francs Cfa plus trois motos », révèle-t-il.
Les impacts des affrontements inter-communautaires de juillet 2015 continuent de rythmer la vie des habitants. Craignant des représailles depuis cette date, plusieurs villageois hostiles au projet ont fui leur village et sont toujours en cavale. Ils seraient à ce jour au moins 700 personnes disséminées dans plusieurs localités du pays. Kota Lama conclut : « la société a divisé le village en deux, il n’y a plus d’entente ».
Outre Famienkro, les 11.000 hectares de terres litigieuses appartiennent aussi aux villages de Timbo et Kofessou-Groumania. Dans ce dernier village, la crise sociale est aussi sans précédent. Ici également, les partisans du projet sont peu bavards. La chefferie s’est empressée de nous demander si nous avons eu l’aval du sous-préfet avant d’arriver à leur niveau. Bien évidemment, nous étions obligés de répondre par l’affirmative pour espérer avoir des informations venant d’eux. Un peu rassuré, le notable Lamine Bakari (communément appelé commissaire), assis à côté du chef de Kofessou au domicile de ce dernier, accepte de se prêter aux questions.
« On est d’accord pour que la société s’installe parce qu’on nous a expliqué qu’on doit avoir au moins 5.000 hectares de plantations villageoises, on doit refaire (réhabiliter, ndlr) l’école, le centre de santé, nous apporter de l’eau potable. A ce jour, en tout cas, on ne fait que compter sur ça. On a besoin de ça. A cause de la pauvreté, tous les enfants sont partis sur Abidjan. Donc la société étant ici, ça nous arrange », déclare le notable qui estime que les promesses tardent à se concrétiser.
« Mais la partie qui nous décourage, depuis qu’ils ont commencé, l’école qu’on nous a promis, rien. L’eau, rien », regrette-t-il.
Les promesses sociales loin d’être concrétisées
En effet, dans l’accord-cadre signé le 14 septembre 2013 à Famienkro entre le gouvernement ivoirien et la CHP en présence du Premier ministre Daniel Kablan Duncan, il est prévu l’indemnisation des populations dont les activités sont impactées par le projet, l’aménagement de cultures vivrières au profit des villageois et le financement d’infrastructures socio-économiques et rurales. Ce qui peine à se réaliser ! L’école primaire de Kofessou-Groumania, avec des bâtiments délabrés, manque quasiment de tout. Les classes n’ont pas de portes, les tables-bancs sont largement insuffisants, le directeur n’a pas de bureau… Les effectifs pléthoriques viennent en rajouter une couche à cette situation désastreuse. Il y a par exemple 92 élèves pour l’unique classe de Cp1.
« Actuellement, on n’a même pas de tables-bancs. Maintenant, puisque c’est deux villages, nous avons un effectif vraiment pléthorique. Actuellement, nous avons 345 élèves pour je crois 32 bancs. Au Cp1, les enfants sont assis à même le sol », décrit Eugène Kouassi Koffi Kan, le directeur de cette école de six classes.
Pour un projet dont l’investissement annoncé est de 31 milliards de francs Cfa, il est tout de même frappant que l’éducation des enfants soit reléguée au second plan. Idem pour la santé des populations qui ont difficilement accès à l’eau potable. Plusieurs villageois interrogés assurent qu’ils n’ont pas encore reçu – plus de trois ans après le démarrage effectif des activités de la filiale du groupe SIAT – les indemnisations prévues pour ceux dont les plantations ont été détruites pour la réalisation de ce projet.
Comme elle l’a fait en février dernier en nous expliquant qu’elle ne souhaite pas répondre à nos questions « compte tenu du contexte », la CHP déclare aujourd’hui encore à l’AFP que « compte tenu du contexte actuel, nous sommes malheureusement tenus de nous astreindre à une certaine réserve ».
Il le faut dire, la CHP a assurément failli sur toute la ligne en bafouant ses propres engagements avec la complicité d’une administration qui a martyrisé à souhait des populations qui ne souhaitent que vivre en paix. Si le gouvernement n’est pas en mesure de leur apporter le développement, il pouvait au moins leur épargner cette misère. La crise née de l’installation forcée et forcenée de la CHP reste béante et les ressentiments contenus jusque-là pourraient exploser à tout moment. Quand refermera-t-on cette boîte de pandore qui n’aurait jamais dû être ouverte ?
Anderson Diédri et Traoré Bakary
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