Médicaments de rue : à quand la fin du règne de Roxy ?
60% des médicaments vendus sont des faux sur le continent africain et cette situation occasionne le décès de 800.000 personnes chaque année. La Côte d’Ivoire n’échappe pas à ce fléau dont l’antre est le marché de Roxy.
Dans la fièvre des fêtes de fin d’année, Roxy le marché de médicaments de rue d’Abidjan ne désempli pas. La plus grande pharmacie de rue d’Abidjan est ce lieu où depuis plusieurs années le trafic et la vente de médicaments de rue se lègue comme un héritage de mère en fille. En ces lieux, le secret du ravitaillement en médicaments est bien gardé d’une vendeuse à l’autre. En effet, 80% des petites mains qui rapportent chaque année des millions de francs CFA aux réseaux de trafiquants sont des femmes. Après plusieurs minutes d’échange, une jeune dame qui affirme se prénommer Fatou accepte de nous parler.
« Tout le monde sait que nous sommes ici. Même vos collègues blancs viennent souvent avec leurs caméras pour nous poser des questions. Ils nous demandent où on trouve nos médicaments, qui nous donne les médicaments ou bien si on va les acheter à la pharmacie… » indique notre interlocutrice.
Fatou semble être une des doyennes des lieux. Elle propose des médicaments depuis plus de 15 ans ! Elle a commencé son activité dans les rues du quartier marchant d’Adjamé avec sa mère avant même l’adolescence. Avec son expérience dans le domaine de la vente de médicament de rue, Fatou ne fait aucune difficulté pour nous révéler l’origine des molécules vendues sur le marché sous une chaleur écrasante, avec la poussière qui recouvre les boites de médicaments et la proximité d’une décharge qui attire les mouches et autres rongeurs.
« Les médicaments que nous proposons sur le marché viennent principalement du Ghana, du Nigeria, de la Guinée et certains produits viennent de la Côte d’Ivoire. Maintenant il y a des médicaments chinois : ce qu’on utilise pour les massages, pour éclaircir la peau (dépigmentation) ou grossir les seins et les fesses… », affirme la vendeuse.
Chine, Ghana, Guinée, Nigeria et Côte d’Ivoire, les révélations de Fatou nous font prendre conscience de l’existence d’un lucratif business organisé à l’échelle ouest-africaine voire mondiale par des mains obscures. A voir les médicaments disposés dans les bassines à même le sol, plusieurs d’entre eux vendus sont effectivement des produits qui sont loin d’être autorisés par les services sanitaires Ivoiriens. Mais au fond, cela n’inquiète en rien certains Ivoiriens qui préfèrent se ravitailler auprès de ces doctoresses du bitume qui sans jamais avoir mis les pieds dans une faculté de médecine indiquent aux patients la posologie des médicaments qu’elles proposent. Pour les acheteurs qui ne se laissent pas décourager par les conditions de conservation des médicaments, les arguments ne manquent également pour défendre le choix de Roxy.
« Vous savez, c’est la situation économique du pays qui nous pousse à venir vers ces vendeuses. Nous sommes conscients qu’il y a des dangers liés à l’automédication : c’est bien comme ça qu’on appelle ce que nous faisons. Mais faute de moyens nous sommes obligés de nous ravitailler ici. En plus, il y a plusieurs produits de la pharmacie qui se retrouvent ici. Il y a seulement un problème de conservation sinon il y a de bons médicaments dans la rue », affirme Bah Edouard un client venu chercher un médicament contre le rhume.
Edouard la quarantaine passée, présente même l’activité des vendeuses de Roxy comme étant « d’utilité publique ». En effet, ce ne sont pas seulement les personnes démunies qui se ravitaillent à Roxy. Il passe en ce lieu plus d’ordonnances que dans les officines conventionnelles. Sur la cinquantaine de clients (56 ndlr) avec lesquels nous échangeons, 80% affirment connaitre les médicaments pour lesquels ils viennent à Roxy. 75% lisent avec intérêt la date de péremption des médicaments ; les 25% restant (probablement analphabètes) se confient à la sagesse et au savoir-faire des vendeuses. Leurs prescriptions ne sont pas loin d’égaler celles des pharmaciens et des médecins. Les 27 vendeuses que nous avons côtoyées ont une excellente maitrise des médicaments qu’elles vendent ! Ces acquis sont-ils le fruit de la pratique ? Les vendeuses sont-elles formées par leur circuit de ravitaillement ou des médecins ? Autant de questions pour lesquelles il va falloir creuser davantage.
Du poison vendu à bas prix
Côté prix, la différence entre la pharmacie et la rue est plutôt tentante pour le consommateur. Une célèbre boite de vitamine vendue à 4185 f CFA en pharmacie est proposée à 2800 voire 2600 après un petit marchandage avec les vendeuses de Roxy. Le patient peut même s’offrir les ampoules buvables pour 75 ou 100 f CFA. Un autre sirop vendu en pharmacie pour les insuffisances en fer et proposé à 3200 f CFA est vendu à Roxy à 1750 f CFA et ce prix peut chuter jusqu’à 1400 CFA. En ce qui concerne les différents types de médicaments, un tour rapide dans les bassines nous permet de voir que les antalgiques arrivent en première position suivies des anti-inflammatoires, les antipaludiques et les antibiotiques. Ces médicaments se retrouvent sous toutes les formes: injectables, comprimés, solutions buvables… Pour les ARV et les anti-tuberculeux, il faut passer commande et les vendeuses garantissent la livraison de médicaments « plus bons et efficaces que ceux qui sont distribués gratuitement dans les hôpitaux ».
En apparence les médicaments vendus Roxy sont bons et moins chers mais pour les professionnels de la santé ces produits font plus de mal que de bien et c’est le docteur Sery qui le démontre.
« Il y a le problème de la conservation qui fait que le principe actif de ces produits n’agit plus vraiment sur le mal et au lieu de guérir la maladie, le médicament peut aggraver le mal ».
Docteur Sery souligne également que dans la rue les médicaments ne sont pas aussi abordables qu’on le pense. Les vendeuses fixent le prix à la tête du client et font même de la surenchère en fonction du produit. Il y a aussi de véritables problèmes de santé liés à ces médicaments de rue : les organes vitaux des patients sont en danger ! Les reins, les poumons, le pancréas, le foie ou la vésicule biliaire sont des zones qui peuvent être sérieusement endommagées par ces médicaments de rue.
Au-delà, la résistance de certaines pathologies face aux antibiotiques est en grande partie liée à ces médicaments à faible action ou ces placébos vendus par des femmes qui en ignorent les dosages. C’est la raison pourquoi laquelle, les médecins invitent surtout les grands malades tels que les diabétiques, les cardiopathes et les personnes qui sont des terrains favorables au rhumatisme ou aux maladies héréditaires d’éviter l’auto-médication et de fuir les médicaments de rue.
Qui ravitaille Roxy ?
En ce qui concerne le ravitaillement des vendeuses de Roxy, une véritable omerta existe dans le milieu. Cependant, une question taraude forcément l’esprit du visiteur d’un jour qui découvre les bassines de médicaments à Roxy. Comment des médicaments officiellement autorisés peuvent-ils se retrouver dans la rue ? Des professionnels de la santé sont-ils de mèche avec la mafia du bitume ? Il n’y a pas de doute : des mains obscures font sortir des médicaments du circuit officiel pour les reverser dans le circuit officieux.
« Nous avons écho de telles pratiques vu les médicaments autorisés que ces femmes revendent, il est clair que certains docteurs ou grossistes font sortir des médicaments du circuit officiel pour alimenter le circuit officieux. Et les raisons qui l’explique sont différentes : contourner les taxes, liquider rapidement les médicaments pour se faire plus d’argent, vendre des médicaments qui ne sont plus autorisés mais qui sont restés en stocks… » nous explique Docteur Sery.
Dans ce contexte de fraude et de trafic si bien organisés, la lutte contre les médicaments de rue devient difficile. Le consommateur se posera sans doute la question suivante : si de bons médicaments se retrouvent sur le marché à même le sol avec la bénédiction de certains grossistes et docteurs, pourquoi donc s’approvisionner dans les officines conventionnelles ? A cette question, certains ivoiriens ont déjà leur élément de réponse. Grâce aux campagnes de sensibilisation du Ministère de la santé publique sur les dangers des médicaments de rue, de nombreux ivoiriens ont décidé de tourner le dos aux médicaments de rue.
« Je choisis la pharmacie parce que je veux protéger ma vie et celle de mes proches », affirme Beugré Richard un père de famille croisé dans une pharmacie des II Plateaux.
Pourtant Beugré Richard ne condamne pas ses concitoyens qui se ravitaillent dans la rue. Il estime que c’est faute de moyens que l’Ivoirien se rabat sur les médicaments de rue. Il interpelle les autorités pour que le prix des médicaments soit revu à la baisse pour soulager les populations appauvries par 10 ans de crise. Il indique que l’option des médicaments génériques est une bonne idée pour freiner le trafic des médicaments de rue. Cependant, il faut sensibiliser les ivoiriens sur la présence de ces médicaments génériques et surtout penser à afficher leurs listes dans les pharmacies.
Omerta totale sur le trafic
Le trafic de faux médicaments est aujourd’hui considéré par les experts internationaux comme une activité plus lucrative que certains secteurs clés du crime organisé. En ce qui concerne le financement et la rentabilité des faux médicaments, l’IRACM (Institut de recherche contre les médicaments contrefaits) indique que pour 1.000 $ US investis, le trafic d’héroïne rapporte environ 20.000 $ US tandis que la même somme investie dans le trafic de faux médicaments peut rapporter entre 200.000 et 450.000 $ US, soit 20 à 45 fois plus rentable que le trafic de drogue !
Ces montants représentent à l’échelle mondiale plusieurs milliards de $ US puisque 123 pays sont directement touchés par les médicaments de la rue. La preuve avec l’opération Pangea VII menée par Interpol en mai 2014 et qui a permis la saisie de faux médicaments pour une valeur totale de 22 millions d’euros ! L’opération a conduit à la fermeture de plus de 10.000 sites Internet servant d’interface à la vente des faux médicaments. Le fléau est réel mais le caractère du produit au cœur de ce trafic (le médicament ndlr) fait que l’appareil répressif des Etats affectés peine à entrer en action. Un laisser-faire qui pousse les vendeuses sur les marchés à considérer leur activité comme à la limite légale.
In fine, les commerçantes de Roxy estiment qu’elles font plus de bien que de mal. Dans cette mafia où elles sont les petites mains, rien ne semble les inquiéter. Elles affirment jouir de la protection d’hommes politiques influents aussi bien dans la commune d’Adjamé qu’à l’échelle nationale. Quant aux unités anti-drogue et de lutte contre les stupéfiants, les 27 vendeuses que nous avons côtoyées indiquent « verser de l’argent pour leur silence ». Cette pratique de corruption est quasi quotidienne !
Nous quittons les pharmacies et leurs climatisations apaisantes pour la chaleur étouffante du marché de Roxy. La peur d’être délogée un matin avec les faux médicaments qui tapissent les bassines n’habite plus vraiment les vendeuses. Nous essayons tout de même de savoir qui sont les têtes pensantes du réseau de ravitaillement des pharmacies de rue. Nos tentatives pour avoir un nom ou un numéro téléphone se sont heurtées à une véritable omerta partagé par toutes les vendeuses.
« Nous avons des sœurs qui livrent sur le marché, elles disent recevoir les médicaments de certaines personnes…c’est une chaîne mais je ne peux pas vous dire qui sont ces hommes » nous explique Biba une autre vendeuse.
« C’est notre secret » renchérit d’un air amusé Fatou ! Un secret très bien gardé mais que nous allons percer en parti alors que nous quittions le marché la nuit tombée. Une fourgonnette appartenant à un important distributeur de produits pharmaceutiques stationne à Roxy, livre sous nos yeux des cartons et repart. Demain tous ces médicaments inonderont Abidjan car Roxy approvisionne en faux médicaments la quasi-totalité de la capitale économique ivoirienne.
SUY Kahofi