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Pourquoi l’Afrique doit reprendre le contrôle de ses données ?

Les données représentent le socle des infrastructures numériques et leur contrôle est devenu aujourd’hui une priorité pour de nombreux pays à travers le monde. Pour s’assurer une main mise sur leurs données, de nombreux Etats se dotent de politiques et de lois visant à favoriser le stockage des données au niveau local. Malheureusement, l’Afrique est en retard à ce niveau et de nombreux pays sur le continent continuent de stocker leurs données sur des serveurs à l’étranger. Une décision qui ne favorise en rien leur souveraineté numérique.

« L’Afrique compte 15% des internautes à l’échelle mondiale mais elle ne possède que 1% des data centers » nous indique d’entrée de jeu Jean-Michel Huet, associé chez BearingPoint, une entreprise qui accompagne les Etats et les clients du secteur des télécoms. Ce gap nous permet de comprendre clairement que la grande majorité des données collectées en Afrique sont hébergés sous d’autres cieux. Il s’agit entre autres de données importantes et de grande valeur comme les empruntes digitales, les adresses géographiques, les photos en haute résolution ou la reconnaissance rétinienne (image de l’iris) qui sont collectées et utilisées pour la production des cartes nationales d’identité ou des passeports.

La donnée est bien au-delà de tous ces éléments cités car il s’agit d’un enjeu global clé. « Sans données il n’y a rien ! Le système bancaire c’est de la données…le système télécom, le secteur de l’éducation, de la santé, les administrations publiques ou privées…sans données, aucun de ces secteurs d’activité ne peut fonctionner » explique Jean-Michel Huet. La donnée est au cœur de l’économie mondiale et celui qui la contrôle a un avantage. A titre d’exemple, les entreprises qui collectées des informations à caractère personnelle sur les usagers peuvent les revendre. Les pays qui modernisent la gestion des données de leurs administrations peuvent mieux planifier les politiques de développement.

Au-delà de cet usage assez classique des données, d’autres évolutions technologiques sont possibles. C’est le cas avec les données spécifiques que les pays africains hébergent sur des serveurs à l’étranger. « Aujourd’hui ce qu’on fait beaucoup plus avec les données c’est justement d’alimenter une base de données pour perfectionner le fonctionnement d’un algorithme. Pourquoi les pays africains sont particulièrement intéressants pour les exploitants de ces systèmes ? C’est en raison des caractéristiques physiologiques des différents profils qui sont visibles dans les pays africains et qui ne sont pas de type caucasien ou nord-américain. Ce qui permet aux algorithmes de mieux reconnaitre certaines caractéristiques et donc de perfectionner son fonctionnement » indique Nathalie Devillier, fondatrice d’Influence Cyber, docteur en droit international économique et droit numérique.

Les pays africains ont donc contribué à faciliter le profilage de leurs populations, à partager des informations sur leurs administrations et leurs citoyens en hébergeant d’importantes quantité de données à l’extérieur. Le comble c’est que les pays africains n’ont pas réellement le contrôle sur les données hébergées à l’extérieur malgré les propos rassurant des décideurs sur le continent. « Les entreprises ou les pays africains ne pourront pas contrôler ces données qui sont sur des serveurs à l’extérieur. C’est le propriétaire du serveur qui détermine ce qu’il fait avec les données et du coup ça échappe totalement aux entreprises et aux dirigeants africains » souligne Nathalie Devillier.

Très peu de data centers sont en activité sur le continent africain (capture d’écran Datacentermap)

En plus des aspects de souveraineté numérique et de contrôle des données, l’hébergement à l’étranger a aussi des implications juridiques. Le premier élément c’est que les législations africaines ne s’appliquent pas à des données hébergées dans des pays européens ou américains. Les données des africains sont dépendantes des lois et juridictions des pays où se trouvent les serveurs. Le second aspect juridique résulte de l’absence de règlementation relative à la protection des données dans certains pays Africains qui hébergent leurs données sur des serveurs étrangers.

Alors que le RGPD (Règlement général sur la protection des données) impose aux pays de l’UE qui veulent transférer des données personnelles en dehors de l’UE de nombreuses obligations qui se répercutent sur les documents contractuels conclus avec les hébergeurs, la majorité des pays Africains n’ont pas de conditions légales à faire respecter et cela peut constituer un risque.

« A ce jour, un peu plus de 25 sur 55 pays sont dotés d’une loi relative à la protection des données. En plus de ce risque juridique, l’hébergement à l’étranger peut conduire à une nouvelle forme d’exploitation du continent. En hébergeant leurs données en dehors de leurs frontières, les pays africains cèdent en plus de leur souveraineté numérique, une part de leur souveraineté politique et économique » reste convaincu Maître Lina Fassi-Fihri, avocate marocaine au barreau de Paris et experte en données personnelles.

Le dernier risque à ne pas écarter c’est que les données médicales, bancaires, religieuses, de santé…des citoyens africains pourraient faire l’objet d’une exploitation par des entreprises d’intelligence économique pour établir des schémas de consommation ou des stratégies d’influence politique. Cela s’apparente à une nouvelle forme de colonisation et d’exploitation, cette fois ci par le contrôle des données des africains.

Les données des africains en Afrique

L’hébergement des données des citoyens africains sur le continent est avant tout un enjeu de souveraineté numérique et d’indépendance. « Imaginez que l’Irlande ou les Pays Bas qui hébergent les données de plusieurs pays du continent décidaient de couper l’accès à leurs datacenters… Ce sont plusieurs millions d’individus et d’entreprises africaines qui perdraient leurs précieuses datas sans aucun recours » avance Maître Lina Fassi-Fihri.

Posséder ses propres serveurs et data centers serait donc une étape cruciale pour l’Afrique dans sa quête de souveraineté numérique. Cela permettrait aux pays africains d’exercer un contrôle direct sur leurs infrastructures technologiques, renforçant ainsi leur souveraineté numérique. En réduisant leur dépendance envers des serveurs étrangers, les nations africaines pourraient mieux protéger leurs données, stimuler l’innovation locale, favoriser le développement économique, créer de nouveaux emplois et garantir une gestion plus transparente et efficace de l’information numérique.

Les avantages liés à la création de data centers sont importants pour l’Afrique. Cependant, les pays africains ont-ils le potentiel pour développer leurs propres data centers ? Selon Jules Hervé Yimeumi, président d’Africa Data Protection, « de nombreux pays africains ont le potentiel de développer leurs propres data centers ». « Développer des data centers nécessite des investissements significatifs en infrastructures, technologies et expertises, ainsi que des politiques favorables à l’innovation et à la protection des données. Certains pays africains ont déjà entrepris des initiatives pour stimuler le développement des data centers locaux, mais les progrès peuvent varier en fonction des ressources disponibles et des priorités nationales » précise Jules Hervé Yimeumi.

L’Afrique doit maitriser sa production d’électricité pour alimenter ses data centers

Hormis les investissements, le contexte socio-politique est aussi un facteur crucial. Il faut aux pays africains une certaine stabilité politique afin de déployer des data centers qui représentent un investissement important. Les guerres civiles, les coups d’états, les coupures d’internet…sont des évènements qui peuvent empêcher l’accès aux données surtout ceux de l’administration. Il s’agit d’évènements récurrents sur le continent mais improbables dans des pays comme la Suède, le Danemark ou la Finlande qui par leur situation géographique abritent d’important data centers. Les autres défis sont d’ordre technique.

« Les data centers ont un énorme inconvénient : il s’agit de structures qui nécessitent du froid et c’est la raison pour laquelle il y a beaucoup de data centers dans les pays du nord. Quand il n’y a pas de froid il faut de l’eau et de l’électricité pour les refroidir car il s’agit de machines qui chauffent » développe Jean-Michel Huet, associé chez BearingPoint. Or l’accès à l’eau et l’accès à l’électricité ne sont pas les richesses les mieux réparties sur le continent. Il faut donc trouver des endroits où l’eau et l’électricité sont disponibles et sans interruption pour installer ces infrastructures numériques.

En dépit des défis à relever, les avantages liés au stockage des données sur le continent mérite un investissement conséquent de la part des pays africains. Le jeu en vaut la chandelle car la donnée est la base de l’infrastructure numérique. Construire des data centers en Afrique sera une initiative significativement positive en matière d’autonomisation numérique du continent. « L’Afrique ne sera plus dépendante des serveurs étrangers ce qui implique la fin des risques liés aux réglementations et juridictions étrangères qui s’appliquent à nos données. Les data centers en Afrique vont attirer des investissements dans le secteur des technologies et surtout renforcer la confiance des citoyens » relève Jules Hervé Yimeumi, président d’Africa Data Protection.

Les data centers africains vont créer de l’emplois, booster l’économie numérique locale et alimenter toute la chaîne de valeur de l’économie numérique avec la création d’activité dans tous les champs de l’activité humaine comme l’éducation, la santé, le secteur industrielle… Ce développement entraînera des répercussions sur toute la société ce qui serait particulièrement bénéfique dans l’ensemble pour le continent.

Suy Kahofi

Article produit dans le cadre de la bourse de journalisme sur les infrastructures numériques publiques (IPN) organisée par la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest et Co-Develop.

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