Présidentielle ivoirienne : la comparaison entre Alassane Ouattara, Franklin Roosevelt et des chanceliers allemands tient-elle la route ?
Alors que la candidature d’Alassane Ouattara pour un quatrième mandat consécutif suscite des polémiques en Côte d’Ivoire, le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly, a tenté de désamorcer les critiques en convoquant des exemples de dirigeants occidentaux ayant exercé quatre mandats. Mais dans quelle mesure ces comparaisons sont-elles valables ?
Par Azil Momar Lô, Africa Check
Le 30 juillet 2025, soit le lendemain de l’annonce du président ivoirien Alassane Ouattara de présenter sa candidature à la présidentielle du 25 octobre 2025, le porte-parole du gouvernement ivoirien, Amadou Coulibaly, a fait un compte rendu détaillé des principales décisions prises en conseil des ministres. Son exposé a été suivi de la traditionnelle séance de questions-réponses engagée avec des journalistes. Une question posée par un journaliste sur place a tourné autour du « quatrième mandat », annoncé de Ouattara.
En réponse, Amadou Coulibaly a invité les voix critiques du « quatrième mandat » à « interroger l’histoire », en citant des personnalités politiques ayant également effectué quatre mandats dans des démocraties occidentales, au même titre que Ouattara.
Dans son exposé Amadou Coulibaly a ainsi mentionné qu’« en Allemagne, les principales personnalités de la CDU (acronyme désignant l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, un des partis les plus importants d’Allemagne, NDLR) que sont Konrad Adenauer ou bien Helmut Kohl ont été régulièrement élus comme chancelier plus de trois fois ». Ensuite, il a reformulé sa déclaration en affirmant que Helmut Kohl, Angela Merkel et Konrad Adenauer ont tous pu faire quatre mandats.
Le porte-parole du gouvernement de Côte d’Ivoire a également cité l’exemple de l’ancien président américain Franklin Delano Roosevelt, personnalité marquante de l’histoire politique des État-Unis. « En raison de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle il a engagé les État-Unis », Roosevelt « a fait quatre mandats de 1932 à 1944 », a-t-il poursuivi. Mais ces comparaisons tiennent-elles la route ?
Fonctionnent des systèmes politiques ivoiriens, allemands et américains
La Côte d’Ivoire est une république ayant un régime politique présidentiel dirigé par un chef de l’Etat élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois. Le Président de la République détient les pouvoirs les plus importants. Étant le Chef de l’Administration et le Chef suprême des Armées, il nomme aux emplois civils et militaires, préside les Conseils, les Comités de Défense et de Sécurité, entre autres attributions, selon la constitution de 2016. Il nomme également le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, lit-on sur une fiche d’information disponible sur le site du gouvernement ivoirien consacrée aux attributions du Président de la République.
Quant à elle, l’Allemagne est une république fédérale structurée comme une démocratie parlementaire, selon les renseignements disponibles sur le site du ministère allemand des Affaires étrangères. Cela veut dire que le président de la République est le plus haut représentant de l’Allemagne en termes de protocole, mais la fonction qui détient le plus grand pouvoir décisionnel politique est celle de chancelier, qui définit les orientations politiques.
Concernant la manière dont le chancelier allemand est élu, le Bundestag, terme désignant l’Assemblée nationale allemande, souligne dans une note publique qu’« un candidat est proposé par le président fédéral allemand, conformément à la Loi fondamentale. L’élection se déroule ensuite exclusivement parmi les membres du Bundestag allemand, qui votent à bulletin secret sans débat préalable. Le candidat doit obtenir la majorité absolue au Parlement ». Après son élection, le candidat élu est nommé par le président fédéral et prête serment devant le Bundestag. Il peut alors proposer ses ministres fédéraux, lit-on sur la note du Bundestag.
Aux État-Unis, pays doté d’un système présidentiel, le président américain est élu tous les quatre ans et ne peut exercer plus de deux mandats. Depuis 1951, la ratification du 22eme amendement de la Constitution américaine interdit formellement l’exercice de plus de deux mandats présidentiels, selon un guide détaillé de la National Constitution Center qui se présente comme la principale plateforme américaine dédiée à l’éducation et au débat sur la constitution du pays. Mais, il est important de noter qu’avant la ratification du 22eme amendement, l’ancien président américain Roosevelt a effectué quatre mandats entre 1932 et 1944.
Ces explications sont conformes à celles données à la Coalition Anti Dôhi par les experts Romuald Sciora, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et Marie-Christine Bonzom, politologue et éditorialiste spécialiste des États-Unis.
Une comparaison « facile » et « bancale »

Hélène Miard-Delacroix est professeur à Sorbonne Université et spécialiste de l’Histoire de l’Allemagne contemporaine. En ce qui concerne les comparaisons entre les « quatre mandats » annoncés de Ouattara et ceux d’anciens chanceliers allemands, l’universitaire y voit une « comparaison bancale » qui est faite « entre la situation ivoirienne et allemande », étant donné qu’« un chancelier n’est pas chef de l’État, mais seulement chef de gouvernement ».
Selon elle, les trois chanceliers allemands que sont Helmut Kohl, Angela Merkel et Konrad Adenauer ont exercé plus de deux mandats « pour la simple raison que la constitution allemande ne limite pas le nombre de mandats d’un chancelier s’il est réélu à la tête d’une coalition soutenue par une majorité au parlement ».
Donnant plus de détails, Miard-Delacroix a insisté sur le fait que « pour le chancelier allemand, il ne s’agit pas en Allemagne de l’élection d’un président de la République, c’est-à-dire chef de l’État, mais seulement de l’élection au suffrage indirect d’un chef de gouvernement qui dépend de la cohésion d’une majorité au parlement. Le choix se porte sur lui en tant que personnalité majeure d’un parti qui soit en mesure de former une coalition avec d’autres et de mener une politique de compromis entre les forces politiques engagées. Il peut être renversé à tout moment s’il perd le soutien d’une partie de cette coalition, et ce, sans même attendre la fin du mandat ».
Ces développements sont corroborés par Romuald Sciora, chercheur associé à l’IRIS, l’un des principaux think tanks français spécialisés sur les questions géopolitiques et stratégiques. Politologue et directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis au sein de l’IRIS, Sciora précise que, contrairement aux chefs d’État, les chanceliers allemands sont des chefs de gouvernement, et que la possibilité pour eux d’être réélus à plusieurs reprises est non seulement prévue par la Constitution, mais également ancrée dans la tradition politique allemande.
« Un chancelier peut faire autant de mandats qu’il souhaite. On apprécie ou on n’apprécie pas, c’est constitutionnel », commente Sciora, qui ajoute que sur le nombre de mandats, tout parallèle fait entre un président ivoirien avec les chanceliers allemands est « une comparaison facile ». S’il y avait une comparaison à faire, selon lui, le président ivoirien devrait être comparé par exemple avec le président russe Vladimir Poutine, à condition que le nombre de mandats effectués par ce dernier soit en accord avec la constitution.
À cela, le Professeur Hélène Miard-Delacroix ajoute qu’en Allemagne, le chef de l’État est le président fédéral et n’a pas le droit de faire plus de deux mandats. Si comparaison devait se faire entre les situations ivoirienne et allemande, note-t-elle, il faudrait alors restreindre le nombre de mandats du président ivoirien à deux. Il est à noter que la constitution ivoirienne en vigueur prévoit bel et bien la limitation des mandats présidentiels à deux (Article 55).
Yacouba Doumbia, journaliste ivoirien, Directeur Général des Éditions l’Avenir, s’inscrit en faux contre ces arguments jugeant les comparaisons avec l’Allemagne et les État-Unis « faciles » et « bancales ». Doumbia met en exergue le fait qu’« en Côte d’Ivoire, la Constitution de 2016 a réinitialisé le compteur des mandats présidentiels. Les deux mandats antérieurs de Ouattara (2010 et 2015) ne sont pas pris en compte juridiquement. Le Conseil constitutionnel a confirmé que le Président Ouattara était éligible pour l’élection de 2020. Dans ce contexte, parler d’un ‘quatrième mandat’ relève plus d’un débat politique que d’un débat juridique. L’important est la conformité à la loi fondamentale, qui est respectée ».
Les États-Unis sous Roosevelt, également un contexte particulier à prendre en compte
Estimant que « la démocratie ne se mesure pas au nombre de mandats, mais à la légitimité du vote », Yacouba Doumbia fait remarquer que « dans plusieurs démocraties reconnues comme stables et exemplaires, il n’existe pas de limitation stricte du nombre de mandats tant que l’élection reste libre, transparente et compétitive ». Se voulant plus précis, il argue, comme l’a indiqué le porte-parole du gouvernement ivoirien, qu’« Angela Merkel (2005-2021), Helmut Kohl (1982-1998) et Konrad Adenauer (1949-1963) ont exercé chacun quatre mandats consécutifs. De même qu’aux États-Unis, Franklin Delano Roosevelt a été élu quatre fois (1932, 1936, 1940, 1944), car la Constitution américaine ne limitait pas alors le nombre de mandats ».
Toutefois, pour Marie-Christine Bonzom, politologue et éditorialiste spécialiste des États-Unis, ex-journaliste à La Voix de l’Amérique et à BBC Afrique, le cas de Franklin Delano Roosevelt ne peut pas être évoqué comme un exemple aujourd’hui vis-à-vis de la Côte d’Ivoire, puisque « le cadre qui lui a permis de prétendre à trois, puis à quatre mandats n’existe plus ».
« Roosevelt fut le premier et le dernier président des États-Unis à effectuer plus de deux mandats. S’appuyant sur sa grande popularité pendant la Seconde Guerre Mondiale et sur le fait qu’à l’époque, la constitution américaine ne plafonnait pas le nombre de mandats, ce président avait décidé de rompre avec la tradition en vigueur depuis la fondation des Etats-Unis, la règle non écrite basée sur l’exemple montré par George Washington (président de 1789-1797), le premier président du pays, qui avait renoncé à se présenter pour un troisième mandat et établi ainsi un précédent respecté par tous ces successeurs avant Roosevelt ».
Mais, notons qu’aujourd’hui, la configuration actuelle du système politique américain rend impossible l’exercice de plus de deux mandats présidentiels. Dans ce sens, Marie-Christine Bonzom note que « l’élection de Roosevelt à quatre mandats a suscité une grande préoccupation aux États-Unis relative à l’émergence d’un exécutif tout puissant et prompt aux abus de pouvoir ». Cette crainte a plus tard conduit à la modification de la constitution, « avec le 22eme amendement qui, voté par le Congrès dès 1947 et ratifié en 1951, limite expressément le nombre de mandats présidentiels à deux mandats ».
En complément, le directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis à l’IRIS, Romuald Sciora, met l’accent sur le caractère traditionnel des deux mandats, avant et après l’arrivée de Roosevelt à la présidence. Sciora rappelle que le tout premier président américain George Washington avait décidé de ne pas se présenter pour un troisième mandat. De là, est venue la tradition des deux mandats jusqu’au début des années 1930 avec l’arrivée de Roosevelt. Ce n’est qu’à partir des années 50 qu’on a fait entrer le 22eme amendement de la constitution qui stipule que le président ne peut pas faire plus de deux mandats. Donc, « les choses sont très différentes », commente Sciora au sujet des comparaisons entre le « quatrième mandat » annoncé de Ouattara et les quatre mandats effectués par Roosevelt.
Risques de mésinterprétation et de confusion au sein du grand public
Dr Moussa Diop, enseignant-chercheur au CESTI, l’École de journalisme de l’Université de Dakar, au Sénégal, estime que l’on peut légitimement s’exprimer sur la question des mandats, dès lors que la liberté de participation aux élections et au jeu politique est garantie par des lois consacrées. Cela dit, argue Dr Diop, se baser sur le modèle allemand pour légitimer un quatrième mandat d’Alassane Ouattara pourrait s’apparenter à un manque de rigueur méthodologique.
La Côte d’Ivoire et l’Allemagne étant deux pays à la construction politique et à l’histoire différentes, cette comparaison vise, selon lui, à légitimer une posture mais elle risquerait de « flouer le plus grand nombre ». Le professeur Maurice Soudieck Dione qui enseigne les sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal a également indiqué que la comparaison en question « n’est pas du tout pertinente ». La non limitation des mandats (du chancelier) en Allemagne est certes une réalité, selon lui, mais dans ce pays le chancelier a des pouvoirs limités et n’est pas le chef de l’État.
Cet article a été réalisé par Africa Check membre de la Coalition Anti Dohi – une initiative qui œuvre pour l’intégrité de l’information dans le cadre de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2025. La Coalition Anti Dohi est soutenue par le projet Renforcer la fiabilité de l’information en Afrique de l’Ouest de la GIZ, dans le strict respect de l’indépendance journalistique et éditoriale qui régit la Coalition.
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