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La face cachée du barrage de Soubré

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Difficile approche funambule : entre l’optimisme du développement local et national et le scepticisme qui présuppose un accroissement des disparités voire de la pauvreté, le barrage hydroélectrique de Soubré suscite confiance et méfiance à la fois. Et si les avantages de l’ouvrage – qui permet à la Côte d’Ivoire de maintenir un leadership énergétique dans la sous-région – sont vantés par les autorités, les populations impactées par les travaux ruminent leur colère, plus que jamais désillusionnées par les croquignolesques retombées pour elles d’un projet qui a transformé à jamais leur vie. Eburnie Today a enquêté pendant plus d’un an sur le processus d’indemnisation et les aspects sociaux qui constituent la pomme de discorde entre l’administration et les communautés affectées.

Assurer l’autosuffisance des besoins en énergie électrique au niveau national et continuer à desservir certains pays de la sous-région ouest-africaine. Le barrage de Soubré apporte des bénéfices certains à la Côte d’Ivoire. D’un coût de 331 milliards de francs Cfa, financé à 85% par la Chine avec une contribution de 92 milliards francs Cfa de l’Etat ivoirien, l’infrastructure va générer 275 mégawatts (MW) supplémentaires pour renforcer la production actuelle d’électricité du pays de 2000 mégawatts. Construit sur le fleuve Sassandra à 350 km au sud-ouest d’Abidjan, le barrage de Soubré est un joyau : long de 4,5 km et 20 mètres de haut, c’est le plus grand aménagement hydroélectrique de la Côte d’Ivoire. Mais sa construction a nécessité la mobilisation des plusieurs hectares de terres, la destruction de centaines d’hectares de plantation et le déplacement de plusieurs villages.

Si pour les autorités le barrage de Soubré est un chef-d’œuvre énergétique dont les retombées sont immenses pour le pays, pour les populations des 12 villages affectés par la construction de l’ouvrage c’est le cauchemar. Alors que le barrage est achevé après quatre années de travaux débutés en 2013, les impactés, eux, continuent de réclamer leurs droits.

Pierre Teré Soro symbolise la face cachée du barrage hydroélectrique de Soubré. Habitant de Kpéhiri, village périphérique à la ville et qui a cédé une grande partie de ses terres pour ce projet d’envergure, il a perdu 18 hectares de terre. Il n’a été indemnisé que pour 9 hectares à raison de 200 francs Cfa le mètre carré de terre – une avance en attendant un barème officiel. Soit 2 millions de francs Cfa l’hectare. Victime d’hypertension artérielle qui a paralysé le côté gauche de son corps et n’ayant plus de moyen de subsistance, Pierre sollicite Côte d’Ivoire Energies dans un courrier adressé le 6 juillet 2017 au directeur général de cette entreprise publique afin d’obtenir un prêt de 20 millions francs Cfa à déduire de « l’indemnisation prochaine » de ses terres impactées. Le maitre d’ouvrage et d’exécution du projet de construction du barrage ne donnera pas de suite à sa lettre. Pourtant, il n’a pas encore de compensation pour les 9 autres hectares restant. Attendu depuis longtemps, c’est finalement le 28 décembre 2016 que le gouvernement a réévalué les indemnisations pour les destructions de cultures sur la base de l’arrêté interministériel N° 247/MINAGRI/MEF/MPMB du 17 juin 2014 et a fixé le barème d’indemnisation des droits coutumiers fonciers à 400 francs Cfa le mètre carré.

Cette revalorisation a porté la purge des droits coutumiers qui était de 200 francs Cfa le mètre carré en 2014 à 400 francs Cfa (soit 4 millions de francs Cfa l’hectare), en deçà tout de même des 600 francs Cfa qui circulaient dès le départ. Sur la base du nouveau barème, c’est au moins 54 millions francs Cfa d’indemnisation que Pierre Teré n’a pas encore perçus. Mais sans moyens de subsistance et sans ressources suffisantes pour des soins adéquats à Abidjan où il s’est rendu, ce sexagénaire a regagné Soubré à la mi-octobre 2017, toujours dans un état fragile. « Ça fait mal, ça fait pitié, ça fait pleurer », déplore Romaric Lobognon, président du Comité de crise des populations impactées.

Des indemnisations dérisoires

Jean Gbi est l’un des premiers propriétaires terriens à avoir été dédommagé en 2014. Il assure avoir perçu dans un premier temps des sommes dérisoires. « J’ai reçu 25 francs Cfa pour le mètre carré dès le départ. Ensuite, lorsqu’on a manifesté, le préfet a dit que c’est 600 francs le mètre carré mais qu’on allait payer d’abord 200 francs. C’est 175 francs de reliquat qu’ils ont ensuite payé. C’est ensuite que le barème de 400 francs a été fixé », se plaint le président du Comité PAR de Pkéhiri, structure installée dans les villages afin de remonter les préoccupations des populations affectées à la cellule en charge des indemnisations à Côte d’Ivoire Energies. « L’Etat est en train de nous gruger », estime-t-il, invitant le gouvernement à se conformer au barème d’indemnisation de purge de droits fonciers.

Les logements qui doivent accueillir les populations déplacées de Kopéragui ne sont pas encore achevés (photo juillet 2017)

Mais sur quelle base du gouvernement a-t-il fixé ces 400 francs Cfa le mètre carré pour les droits fonciers ? D’abord, le décret N° 2013-224 du 22 mars 2013 portant réglementation de la purge des droits coutumiers fixe le barème pour la perte des droits liés à l’usage du sol à 2000 francs Cfa le mètre carré pour le district autonome d’Abidjan, à 1500 francs Cfa pour le district autonome de Yamoussoukro, à 1000 francs pour le chef-lieu de région, à 750 francs Cfa pour le département et à 600 francs Cfa pour la sous-préfecture. Soubré étant chef-lieu de région de la Nawa, le prix du mètre carré devrait être à 1000 francs Cfa sur la base de ce texte qui précise qu’une Commission administrative, qui comprend les représentants désignés des communautés concernées, est chargée de proposer la compensation. Curieusement, ce décret a été modifié seulement 10 mois après sa publication. Il a été remplacé par le décret N° 2014-25 du 22 janvier 2014. Seul véritable changement : ce texte stipule que des coûts en deçà des maximas ainsi fixés pour la purge des droits liés à la perte du sol peuvent être « négociés » par les parties ; c’est-à-dire entre l’Etat et les communautés.

Finalement, l’Etat a décidé tout seul sans demander l’avis des populations impactées. « Ils sont venus nous imposer les 400 francs. Sinon, on a proposé 1000 francs », assure Dieudonné Lobognon, chef du village de Kpéhiri. C’est le préfet de la région de la Nawa Aliali Kouadio, accompagné de représentants de CI-Energies, qui est venu annoncer aux populations ces 400 francs Cfa. Même ce montant contesté n’est pas encore versé aux populations concernées. Celles-ci attendent toujours le reliquat, la plupart des propriétaires terriens n’ayant reçu que la moitié de cette somme. « C’est en décembre dernier qu’ils ont dit que le mètre carré de terre est à 400 francs Cfa. Et jusqu’à présent, ce n’est pas encore mis en application », témoigne le chef du village de Kpéhiri, lui-même concerné par ces dédommagements. Quand le gouvernement annonce le 28 décembre 2016 le barème de la purge des droits coutumiers, c’est la désillusion chez les impactés qui espéraient des coûts plus rémunérateurs.

« On n’a pas été associé pour fixer le barème. Donc, nous voudrons que le gouvernement revoie le barème en nous associant », s’indigne Romaric Lobognon, qui accuse : « On ne veut plus que le paiement soit bâclé. Je dis que le paiement est bâclé ». Tout comme pour le foncier, le dédommagement pour les plantations détruites pose également problème. Si le décret N° 72-116 du 9 février 1972 fixe le taux d’indemnisation des cultures détruites comme le cacao entre 50 000 et 250 000 l’hectare selon l’âge et l’état de la plantation, l’arrêté interministériel de 2014 revalorise ce coût autour de 2,5 millions de francs en moyenne l’hectare, même si tout dépend de la superficie cultivée.

Selon nos informations, 7,5 milliards de francs Cfa ont été déjà versés aux populations sur un montant total des indemnisations qui s’élève à 13 milliards de francs Cfa. En effet, les études montrent que le coût des mesures en faveur de l’environnement, y compris le plan de réinstallation, s’établit entre 14 350 060 000 à 17 339 518 000 francs Cfa au total. Dans le détail, les indemnisations des propriétaires fonciers pour les pertes de terres atteignent 4 064 000 000 de francs Cfa et les compensations aux exploitants agricoles pour les pertes de cultures représentent entre 1 388 801 000 et 4 378 259 000 francs Cfa, en fonction du barème amélioré ou pas. Quand la réinstallation sur de nouveaux sites des ménages de Kouamékro, Kpéhiri et Kopéragui se chiffre à 5 922 000 000 francs Cfa.

Des impactés vent debout

En tout cas, aujourd’hui à Soubré, les populations sont vent debout vu le bazar indescriptible qui règne au niveau du processus d’indemnisation des populations affectées par ce projet énergétique. Propriétaires terriens et exploitants agricoles ne cachent pas leur ras-le-bol contre un développement qui crée des disparités, des frustrations et appauvris certains ivoiriens.

Kouamé N’Guessan fait partie des personnes dont la vie est bouleversée à jamais. Installé en 1988 à Kopéradji avant d’aller fonder Kouamékro en 1990, dont il est le chef depuis lors. Ce planteur a tout perdu ! S’il affirme disposer de 7 hectares de cacao et cultures diverses, seulement 4 hectares ont été délimités dans le cadre des indemnisations pour les cultures détruites. Kouamé N’Guessan, qui pouvait récolter jusqu’à 4 tonnes de fèves selon les années, pouvait donc avoir jusqu’à 4 millions de francs Cfa l’an – le kilogramme de cacao bord champ s’étant acheté à 1000 francs Cfa en 2016. Mais il n’a perçu qu’une modeste indemnisation pour des plantations qu’il a réalisées et entretenues sur une terre qu’il cultive depuis de nombreuses années dans la région de la Nawa, qui est aujourd’hui la boucle du cacao ivoirien avec 40% de la production nationale.

Les habitants de Kouamékro ont été relocalisés à Galléa

En compensation des préjudices subis, il n’a reçu que 5,1 millions de francs Cfa par trois tranches de 1,7 million respectivement en mai 2014 puis février et septembre 2017. Lors du dernier paiement, il lui a été signifié que ses indemnisations ont été soldées. « On pensait qu’on allait nous donner suffisamment d’argent », déclare, dépité et regard inquisiteur, le chef de Kouamékro. Le flou qui règne dans le processus d’indemnisation ne permet pas de cerner les modalités de paiements. Alors qu’il a sur ces terres du cacao et aussi des palmiers, de l’ananas, du riz, des avocatiers, il ne sait pas exactement pour quelles cultures il a été indemnisé : « c’est ce qu’on ne comprend pas ». Ce qui montre le déficit d’information et de consultation des populations à la base à plusieurs étapes du projet.

Ce 17 juillet 2017, une scène est symptomatique de la confusion et du manque de lisibilité qui entourent le processus d’indemnisation. Les impactés sont invités à la Cellule d’exécution du plan d’action de réinstallation, communément appelée Cellule PAR, à Soubré, pour procéder à des séances « de négociation et de signature des certificats de compensation », une sorte de vérifications des sommes restant à payer. A un groupe de personnes qui se bousculent au portillon pour tendre leurs reçus sur lesquels sont inscrites les superficies délimitées, une dame qui les reçoit lance : « ceux qui ont été payés avant le nouveau décret [barème] ont eu de la chance. Maintenant, on ne paie plus le riz ». Alors que les barèmes de 1972 et de 2014 prennent en compte l’indemnisation des cultures de riz.

Autre village, même réalité. Sidonie Dadjira est ressortissante de Gnamagui, à quelques kilomètres de Soubré. Elle exploite les 13 hectares de terre – dont 6 hectares de bas-fond – légués par son père. Elle cultive deux hectares de cacao. Mais avec le barrage, elle a tout perdu. Les 13 millions de francs Cfa qu’elle a reçus en avril 2017 ont été repartis pour les 6 enfants de la famille. Mais c’est sur la base de 100 francs Cfa le mètre carré qu’elle a été payée. Une situation que confirme le chef du village de Gnamagui, Noël Vaka : « On nous a imposés un barème de 400 francs qui ne nous sied pas. Gnamagui est en train d’être payé en monnaie de singe. Au moment où ils ont payé les autres [villages] à 200 francs, ils sont en train de nous payer à 100 francs le mètre carré », s’indigne l’autorité coutumière. Sidonie Dadjira, elle, a eu un peu plus de chance. En septembre dernier, elle a à nouveau perçu 13 millions ; ce qui porte son gain à 26 millions représentant la moitié de la purge des 13 hectares sur la base du barème de 400 francs Cfa le mètre carré.

A l’instar de la plupart des propriétaires terriens, cette jeune femme réclame le reliquat de 200 francs Cfa. Elle ne parle même pas de son champ de cacao dont les revenus permettaient de scolariser ses enfants dont elle s’occupe seule depuis le décès de son mari. « Habituellement, je n’ai pas de problème parce qu’ici à Soubré, quand tu donnes un hectare de bas-fond à quelqu’un pour exploitation, en retour il te donne 4 sacs de riz. Avec 6 hectares, j’ai 24 sacs de riz. Donc dans l’année, je ne paie pas de riz », explique Sidonie Dadjira. N’ayant plus de terre, elle a également perdu ce privilège qui lui permettait de nourrir sa famille sans coup férir. Elle n’a jusque-là pas été correctement indemnisée. Et, avec la fin de la construction du barrage inauguré ce 2 novembre 2017, les craintes de ne pas percevoir leur dû hantent les impactés : « Aujourd’hui, notre inquiétude c’est que le barrage est fini ; ils sont en train de partir. Le président vient pour l’inauguration du projet. Qu’est-ce qu’on devient pour ce qu’ils nous doivent ? On va s’adresser à qui ? ».

Cette inquiétude est d’avantage renforcée par le discours du Chef de l’Etat Ivoirien. Dans sa longue adresse lors de l’inauguration du barrage, il semble ne pas vouloir s’éterniser sur le processus d’indemnisation. Il s’est largement venté d’une vue aérienne (par hélicoptère) des projets sociaux visant à relocaliser les populations impactées. Vu du ciel ces projets sont magnifiques : mais de près le décor est tout autre ! « La mise en œuvre du plan de gestion environnementale et social a permis d’atténuer les impacts négatifs du projet sur l’environnement et sur les populations à travers les indemnisations et la relocalisation des populations impactées » a indiqué Alassane Ouattara. Quelques secondes accordées à la hâte à des vies brisées dans un discours présidentiel…un signe que la page semble être définitivement tournée sur le sort des populations impactées par le barrage de Soubré.

Menaces et intimidations des autorités locales

Légitime inquiétude. L’étude d’impact environnemental et social – consultée par Eburnie Today – réalisée en 2014 par le Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) et le cabinet français TRACTEBEL ENGINEERING édifie sur l’ampleur de ce dossier crucial des indemnisations vu le grand nombre de personnes concernées. La construction du barrage de Soubré devait nécessiter la mobilisation de 2 332 hectares de terres correspondant à la zone d’expropriation de la retenue et aux aménagements pérennes. Ce qui représente des pertes foncières pour 158 propriétaires qui détiennent des droits coutumiers sur les terres impactées par le projet et des pertes de plantations pour 1005 exploitants agricoles recensés sur les terroirs villageois de Kpéhiri (369), Gnamagui (290), Kopéragui (202), Mayo (72), Sayo (58) et Gueyo (14). 886 parcelles agricoles sont concernées pour une superficie de 2 032 hectares, auxquels il faut ajouter 84 îles inexploitées (104 ha) et des zones habitées (environ 11 ha).

Le chef du village de Kpéhiri devant un hangar qui sert de salles de classes à l’école du village

Autre problème que le barrage a entrainé : le déplacement des populations de leurs terroirs. Kouamékro, Kpéhiri, Kopéragui et l’île de Gnamagui, situés dans la zone d’impact direct, c’est-à-dire sur la rive droite du barrage. 348 ménages totalisant 2 479 habitants doivent être réinstallés sur des sites d’accueil. Situé sur l’axe du barrage, Kouamékro a été le premier village relocalisé sur un site à Galléa, village situé à proximité de Soubré. 36 ménages sur les 55, totalisant 496 habitants, ont regagné ce site d’accueil en mars 2016, avant d’être rejoints en novembre par les autres qui ont d’abord transité par la ‘’Cité ouvrière’’, le temps d’achever la construction de leurs logements. Tous les ménages ont reçu 110 000 francs Cfa comme aide au déménagement. Kouamékro relocalisé devait disposer d’un marché, d’une gare routière, d’une infirmerie, d’un foyer polyvalent, d’un terrain de sport et d’une place publique. Mais ça, c’est sur le papier, c’est-à-dire ce qui était prévu dans le plan du projet. Le président Ouattara dans son discours est pourtant revenu sur ces infrastructures qu’il dit avoir vu du ciel ! Illusion d’optique ou mauvais renseignement glissé au Chef de l’Etat ? Le mystère reste entier !

Dans la réalité, ce village rebâtit sur un terrain de 5 hectares n’a pas bénéficié de ces infrastructures. Juste des habitations, de l’électricité et de l’eau potable pour les villageois. D’ailleurs, le site exigu ne peut pas accueillir tous ces services. « On ne voit même pas l’espace pour construire toutes ces infrastructures », observe Ernest Koffi, un habitant. Mais à leur arrivée, les finitions de certaines maisons n’étaient pas entièrement achevées, il n’y avait pas toutes les commodités et la question des indemnisations pour les cultures détruites était pendante. En prélude à la visite des chantiers effectuée le 4 mars 2016 par le Premier ministre Daniel Kablan Duncan, le chef de Kouamékro-Galléa adresse un courrier au chef du gouvernement dans lequel les populations sollicitent le soutient de l’Etat pour apporter une solution aux préoccupations soulevées par les impactés. Un crime de lèse-majesté selon le préfet !

Kouamé N’Guessan est interpellé le 7 mars 2016 à 8 heures, gardé à la police avant d’être relâché à 21 heures le même jour. Des leaders qui revendiquent le respect des droits des impactés assurent avoir été victimes de menaces et d’intimidations de la part des autorités locales. « On nous intimide. On nous dit : que vous le voulez ou non, l’Etat va agir. On a peur. On ne peut pas défendre nos droits », témoigne Jean Gbi, président du Comité PAR de Pkéhiri. Interrogé le 25 novembre 2016, le préfet de Soubré Aliali Kouadio nous a orientés vers le responsable local de CI-Energies : « Nous sommes au regret de vous dire que nous ne sommes pas habilités à vous donner des informations sur le barrage de Soubré. La personne habilitée à le faire c’est le chef de mission de CI-Energies monsieur Balet Maxime ». Même réponse donnée par la Cellule PAR. Mais la direction locale du maitre d’ouvrage n’a jamais répondu à nos sollicitations en novembre 2016 et en juillet 2017. La direction générale de CI-Energies à Abidjan et le ministère de l’Energie sont également restés silencieux quant à nos demandes d’information. Aucune transparence dans la gestion de ce dossier mais aussi aucune feuille de route claire, aucun chronogramme précis.

Kpéhiri : terres contre double vacation à l’école

Les 130 ménages de Kopéragui représentant 713 habitants sont relocalisés depuis février 2017 à la ‘’Cité ouvrière’’. Leur déplacement devant se faire avant la mise à eau qui a eu lieu en mars dernier, cette solution transitoire a été trouvée le temps que le site de réinstallation contigu à Kouamékro-Galléa – toujours en chantier – soit achevé pour accueillir ces populations déplacées à jamais de leur terroir historique, contraintes d’abandonner habitations et plantations.

A Kpéhiri, le quartier nord du village situé à proximité du canal de restitution (explosions, activités de creusement du canal) a été sommé de déguerpir les lieux pendant la phase de chantier. Les habitants ont notamment subi de multiples nuisances sonores dues aux explosions de granites ainsi que des dégradations de la qualité de l’air à cause des émissions fréquentes de poussières. « Les bruits nous gênaient énormément », raconte Franck. Chaque fois qu’il devait avoir des explosions, une sirène retentissait, invitant les habitants à s’éloigner du chantier. Des témoins affirment que des projectiles issus des explosions atterrissaient dans des habitations, perçaient parfois des toitures, faisaient des fissures sur les façades ; des blessés ont même été enregistrés. « Ça fait deux mois qu’un caillou a percé le toit d’une maison », expliquait en juillet 2016 un représentant de la chefferie. Les 160 ménages du quartier nord de Kpéhiri, représentant une population de 1 253 habitants, dont les habitations étaient situées à 300 mètres du canal de restitution, ont été finalement relocalisés en début d’année vers le sud du village.

Le bâtiment de trois classes qui abrite le bureau du directeur également à l’école de Kpéhiri

Si Kpéhiri a octroyé une dizaine d’hectares de parcelle pour la construction de la Cité des cadres de CI-Energies et accepté de céder une bonne partie de ses terres agricoles pour abriter le barrage et ses emprises, le village n’en a pas autant reçu. Le village n’a pas bénéficié d’infrastructures nouvelles. Plus surprenant, l’école primaire du village manque cruellement de salles de classes pour accueillir les écoliers. Seul un bâtiment de trois classes qui abrite également le bureau du directeur fait office d’un semblant d’établissement scolaire. Les autres classes ont été construites en matériaux de récupération ou ont besoin de réhabilitation. Un bâtiment de trois classes en construction depuis 2014 par la mairie attend d’être achevé. Pourtant, ce groupe scolaire abrite deux écoles du CP1 au CM2 et une maternelle. L’année dernière, la direction a été obligée d’appliquer la double-vacation. Un système lourd qui oblige un groupe d’enfants à venir en classe le matin et un autre groupe le soir. Difficile pour les élèves d’étudier dans ces conditions d’apprentissage. L’école n’a pas profité de l’effet barrage. « A aucun moment l’école n’a été impliqué dans la construction du barrage », rappelait en novembre 2016 le directeur de l’établissement, Diallo Sambou.

En tout cas, la question du dédommagement des impactés et des retombées socio-économiques de l’infrastructure à rythmé la construction du barrage. Pas moins de cinq soulèvements des populations ont eu lieu pour bloquer les travaux. L’une des plus importantes manifestations a eu lieu en mai 2016. D’ailleurs, SINOHYDRO, l’entreprise chinoise en charge de la construction du barrage, a été obligé de monter au créneau. Dans un courrier adressé le 21 mai 2016 aux différents villages, la société souligne que « dans le contrat qui lie SINOHYDRO à l’Etat de Côte d’Ivoire, l’indemnisation des populations expropriées de leurs terres est du ressort du maitre d’ouvrage, c’est-à-dire CI-Energies ».

Un avenir incertain…

Face aux discours lénifiants et aux ritournelles obsessionnelles sur les retombées socio-économiques sans précédent pour la région de Soubré, il y a urgence à agir. C’est un euphémisme : les attentes des populations affectées sont nombreuses. Selon le chef adjoint de Kpéhiri, également porte-parole des chefs, Etienne Arthur Vah Gnandji, « 70% des terres de Pkéhiri sont partis [perdus] » dans le cadre de la construction du barrage, alors que les mesures d’accompagnement ont été en deçà des espérances. « Quel sera l’avenir de nos enfants ? », questionne-t-il : « On attend beaucoup du gouvernement ». Le village espère des subventions tirées de l’exploitation du barrage, la réalisation d’infrastructures (écoles, centre de santé, etc.), l’implémentation d’activités génératrices de revenus notamment pour les femmes…

Quels traitements pour les nouveaux impactés identifiés dans les villages de Kphéhiri, Gnamagui, Kopéragui, Gueyo dont les plantations ont été inondées après la mise à eau en mars 2017 et qui n’ont pas encore été indemnisés ? Quel sort pour Gnamagui, dont les premières habitations sont situées à une distance comprise entre 100 et 200 mètres du réservoir du barrage ? Les études prévoyaient que le village « ne sera pas noyé ni situé dans la zone d’expropriation ». En clair, les habitants ne sont seront pas déplacés. Mais après la mise à eau, le village a enregistré les premiers dégâts, contrairement aux prévisions. « Le cimetière est noyé. Des plantations sont noyées or ce sont les plantations qui sont la source de vie pour un paysan », exprime le chef du village Vaka Kplékplé. L’attente d’indemnisations convenables devient aussi de plus en plus longue : « Il faut qu’il [le paysan] soit bien rémunéré pour que la reconversion soit parfaite. Mais si on nous paie on monnaie de singe, comment peut-on faire la reconversion ? ».

Si les déplacements ont bouleversé la vie de ces populations, la reconversion est encore plus difficile pour ces habitants qui n’ont plus de cultures pour se nourrir. « Notre vie a été détruite. On n’a plus à manger », s’inquiète dame N’Dri Kouamé, quatre mois après sa relocalisation à Kouamékro-Galléa en mars 2016. C’est une période d’incertitude qui s’ouvre pour beaucoup d’impactés et un avenir pour le moins problématique. Des villageois habitués qu’au travail de la terre et qui n’ont plus de plantations doivent du jour au lendemain réapprendre à vivre sans véritable assistance. « On ne nous a pas donnés de nouveaux champs. On nous a dit qu’il n’y a pas de nouvelles terres pour nous », raconte-t-elle, assise sur la terrasse de sa nouvelle maison, la voix empreinte d’émotion, le regard vague, s’interrogeant sur son avenir après avoir tout perdu. Pourtant, l’étude d’impact environnemental et social a recommandé « la mise à disposition de nouvelles terres agricoles pour les exploitants éligibles au plan de réinstallation ».

Pause de la première pierre du barrage de Gribo Popoli : début de nouvelles incertitudes

Quant à l’assistance au développement économique « sous forme d’un appui aux promoteurs de micro-projets » prévue pour les villages de Kouamékro, Kopéragui, et une partie de Kpéhiri et de Gnamagui, elle n’a été réalisée dans le cadre de ce projet à vocation sous-régionale. C’est tout le contraire des lignes directrices pour le développement d’infrastructures hydrauliques en Afrique de l’ouest qui recommandent « de verser des dommages-intérêts ou de mettre en œuvre d’autres formes de compensations appropriées qui puissent couvrir l’intégralité des préjudices résultant de l’inexécution des plans ». Ce guide de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO) conclut que la réparation des injustices contribue à restaurer la confiance et d’un climat apaisé entre les communautés locales et l’Etat, « non seulement pour la gestion du barrage concerné mais aussi pour les futures infrastructures hydrauliques ».

Une interpellation qui tombe à propos. Ce 2 novembre 2017 consacre un double événement : l’inauguration du barrage de Soubré mais aussi la pause de la première pierre du barrage de Gribo Popoli d’une capacité de 112 mégawatts, également construit sur le fleuve Sassandra, en aval du barrage de Buyo qui fonctionne depuis 1980. Après Soubré, le gouvernement ouvre un autre front juste à proximité. Curieuse réminiscence : alors que les barrages précédents avaient connu de fâcheuses embardées, le gouvernement semble avoir opté perinde ac cadaver pour la même approche dans la réalisation des aménagements hydroélectriques au regard de la gestion très critiquée des indemnisations et des déplacements des populations impactées du barrage de Soubré.

Anderson Diédri et Traoré Bakary

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